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Le journal télévisé français, un rituel populaire au service du public ?

Anne-Sophie Lapix reçoit Elisabeth Borne dans le JT de France Télévisions, le 10 janvier 2023. Bertrand Guay / AFP

« Bonsoir et bienvenue dans le 20h de France 2. Voici les titres de ce lundi 5 juin 2023. 21 jours sans pluie à Paris et dans plusieurs villes du Nord. On n’avait pas vu cela en cette période depuis 1949 ».

Voici comment débutait le JT de France 2, le lundi 5 juin à 19h58, avec une présentatrice – la journaliste Anne-Sophie Lapix – debout devant la table et souriante. Le générique qui a précédé cette ouverture, une ligne rouge et circulaire, symbolise depuis août 2019 le « fil rouge de l’information, pour accompagner les téléspectateurs tout au long des éditions » du groupe France Télévisions. Un générique qualifié par la presse spécialisée de « sobre, élégant et moderne ». Au-delà des nouveaux habillages, alors que l’on observe une reconfiguration des manières de s’informer en lien avec les propositions numériques, comment évolue le rendez-vous rituel d’information du journal télévisé ?

Un succès populaire durable

Depuis sa première apparition à la télévision française en 1949 (le premier journal quotidien de quinze minutes apparaît sur la chaîne CBS aux États-Unis en 1948), le journal télévisé connaît un succès populaire durable, malgré les moments de défiance qui caractérisent son histoire. Il faut rappeler que le JT a été initialement pensé par le gouvernement comme un outil de communication à sens unique, remis en cause par la suite au nom de l’indépendance de l’information. C’est notamment à partir de la fin des années 1980 que l’information à la télévision occupe une place contradictoire dans l’espace public.

D’une part, l’évolution concurrentielle du paysage télévisuel (arrivée de chaînes privées, privatisation de TF1) a permis la conquête d’une indépendance de l’information télévisée à l’égard du pouvoir politique ; si la part de l’information dans l’ensemble des programmes se réduit, celle des JT reste primordiale et les journaux connaissent des scores d’audience particulièrement importants. D’autre part, de vives critiques commencent à dénoncer autant le voyeurisme, le sensationnalisme et la complaisance à l’œuvre dans les journaux télévisés que les problèmes déontologiques que posent la diffusion de mises en scène fallacieuses et celle, trop pressée, d’informations erronées. La confiance dans les médias télévisés d’information commence alors à décliner, jusqu’à une remise en cause virulente du journalisme de télévision.

Néanmoins, à l’heure actuelle, les téléspectateurs plébiscitent toujours le rendez-vous quotidien du JT, qui est pour une majorité d’individus en France le moyen d’information privilégié. Les scores d’audience actuels des deux journaux télévisés les plus regardés (celui de TF1 et celui de France 2) représentent en moyenne un peu plus de 20 % de part d’audience chacun ; toutes chaînes confondues, environ 20 millions de téléspectateurs regarderaient un journal télévisé chaque soir. La part d’audience annuelle pour 2021 des 4 chaînes d’information en continu s’élève à 6,7 % (2,9 % pour BFMTV qui se classe à la 7e place des chaînes les plus regardées, ex aequo avec Arte ; 2 % pour CNews ; 1,1 % pour LCI et 0,7 % pour FranceInfo), en augmentation de 0,5 % par rapport à l’année précédente.

Ce qu’indiquent ces scores d’audience au sujet de la consommation des journaux télévisés est corroboré par une étude menée en 2019 par des chercheurs dans le cadre d’un projet financé par l’Agence nationale de la recherche (ANR) sur le « Pluralisme de l’information en ligne » : la télévision hors ligne – les programmes de télévision visionnés de manière linéaire – reste le média dominant pour s’informer en France.

Si certaines catégories de la population (« les jeunes et les grands consommateurs de médias ») ont tendance à préférer regarder les actualités en ligne, la télévision (hors ligne et en ligne) conserve son rôle de lien social. Le baromètre Kantar-La Croix sur la confiance des Français dans les médias le confirme aussi : alors qu’au début de l’année 2023 « plus de trois-quarts des Français déclarent suivre avec attention l’actualité » avec une place centrale accordée à la télévision pour cela, « 35 % de l’ensemble du panel interrogé, quel que soit l’âge, a affirmé regarder le JT au quotidien pour s’informer » ; des chiffres en hausse par rapport aux années précédentes.

Une information incarnée

Le rendez-vous particulier qu’a rapidement constitué le JT dans la vie d’une majorité d’individus est en partie un rendez-vous avec un journaliste présentateur, à la longévité remarquable pour certains. En effet, c’est en 1971 que le JT adopte un dispositif de présentation fondé sur le modèle américain d’un « anchorman » permanent, visible à l’antenne, de manière à personnaliser et fidéliser la relation entre l’information et ses publics. Sur l’initiative de Pierre Desgraupes, président de l’ORTF, le journaliste Jacques Pasteur s’inspire alors du charismatique Walter Cronkite (présentateur du journal télévisé du soir sur CBS de 1962 à 1981) pour incarner l’information. Par la suite, les présentateurs du journal adoptent de nouvelles postures qui installent une proximité avec le public ; ils tiennent un rôle écrasant dans ce dispositif.

La figure de Jean-Pierre Pernaut est à cet égard emblématique : le journaliste a présenté le journal de 13h pendant 32 ans, de 1988 à 2020. Il s’est rapidement démarqué de la concurrence par son approche, sa sincérité et sa spontanéité puisqu’il menait son rendez-vous quotidien sans prompteur. Ce présentateur a marqué les esprits : lorsqu’il a quitté l’antenne de TF1 (2020) ainsi qu’au moment de son dècès (2022), il était désigné telle une « icône », « incarnation », « vedette » et une « star ». L’incarnation stabilisée et durable du journal télévisé est promue par les professionnels du secteur.

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David Medioni, directeur de l’Observatoire des médias de la Fondation Jean-Jaurès, explique que « les présentateurs des JT traditionnels ne sont pas interchangeables contrairement à leurs homologues des chaînes d’info en continu. Sur TF1, à 13 heures, c’était le journal de Pernaut avec une audience deux fois supérieure à celle de France 2 à la même heure. Il y a un besoin d’incarner ces rendez-vous quotidiens avec les Français ». Des rendez-vous honorés pendant de nombreuses années par Patrick Poivre d’Arvor, Christine Ockrent, Bruno Masure, Claire Chazal ou encore David Pujadas.

La proximité et la familiarité sont aujourd’hui banalisées dans les mises en scène de l’information télévisée : d’une part, avec des marques régulières de spontanéité de la part des présentateurs et présentatrices ; d’autre part avec une dynamique de déplacements sur le plateau, des postures debout, tablette entre les mains, en alternance avec la posture assise.

Ces rendez-vous incarnés pourraient-ils un jour se transformer avec l’intelligence artificielle ? En 2018, l’agence de presse chinoise officielle Xinhua avait mis au point un présentateur de JT virtuel, Qiu Hao, qui a intégré l’équipe de reportage de l’agence. Vue de l’Occident, où le lien de proximité entre le public et un présentateur en chair et en os est une priorité, la prestation n’a pas (encore ?) convaincu.

L’information télévisée au service des spectateurs connectés

Face à l’évolution des usages des médias et des supports numériques, les journaux télévisés mettent en œuvre des procédés fondés sur une recette traditionnelle (favoriser la proximité avec le public) couplée au recours à des dispositifs participatifs numériques, comme l’appel à réactions, le déploiement sur les réseaux socionumériques, ou encore le visionnage à la carte.

Dans les JT, la relation entre la rédaction, incarnée par le(s) journalistes présentateurs et les publics est traditionnellement mise en scène par le « regard caméra » et la proximité psychologique imaginée, manifestée par des formes d’adresse comme de chaleureux « vous » et « chers téléspectateurs, chères téléspectatrices » « merci de nous avoir suivis ». La mise en scène de ce relationnel est aujourd’hui représentée par les rubriques « #Le20hvousrépond » sur TF1 et « #OnVousRépond » sur France 2, qui offrent la possibilité aux téléspectateurs d’intervenir et de réagir aux contenus du journal.

Journal télévisé du 18 mars 2021, France 2. (capture d’écran réalisée par l’auteure).

Pendant la campagne présidentielle de 2022, France Télévisions a déployé l’interview politique rituelle des candidats à la fin du journal télévisé de France 2 (la séquence « 20h22 ») sur la plate-forme de vidéo en streaming Twitch (« 20h22, la suite sur Twitch ») ; – les journalistes y poursuivaient l’interview à partir de certaines des questions posées dans le chat par les spectateurs.

Par ailleurs, des influenceurs, comme l’équipe d’HugoDécrypte, reprennent les principes du format JT (un présentateur qui livre l’information avec un ton chaleureux) en y ajoutant la participation du public, incarnée par les réponses aux sondages, les « j’aime », les commentaires, etc.

La personnalisation de l’information est une tendance actuelle, matérialisée par des applications qui proposent aux usagers de construire leur propre JT en ne visionnant successivement que les reportages qui les intéressent : Artifact.news, le JT personnalisé de TF1. Par la création de comptes sur le réseau Tik Tok, les rédactions contribuent également à une offre d’informations “à la carte”. Cette logique de segmentation de l’information est présentée comme un service proposé aux spectateurs connectés. Si elle concourt à « retrouver le goût de l’information » en particulier chez les jeunes publics, elle peut aussi nuire à la diversité et à la pluralité du débat d’idées : la « newsletterisation » du JT risque de rétrécir la pluralité des points de vue auxquels un individu est confronté, limitant ainsi son esprit critique.


Merci à Noé Chaillot, Kevin Ferry, Simon Iung, Steeven Pellan, Elie Polselli, Antonin Utz, étudiants en master Journalisme et médias numériques de l’université de Lorraine (site de Metz), qui ont contribué à la rédaction de cet article.

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