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Le lac Tchad, un indicateur plus complexe qu’il n’y paraît

Sur le lac Tchad, près de la ville de N’Bougoua, cible en février 2015 d’une attaque de Boko Haram.

Pour frapper l’opinion à l’ouverture de la COP21, Laurent Fabius a évoqué l’exemple du lac Tchad, dont la superficie était passée de 25 000 à 2 500 km2 en raison du changement climatique. Au plan spectaculaire, il avait raison car les images transmises par les satellites depuis une quarantaine d’années permettent ce genre de constat. Encore faudrait-il comparer ce qui est comparable. Or – et sans nier l’assèchement du climat sahélien, bien au contraire – le cas du lac Tchad doit être traité avec précaution.

D’abord parce qu’il s’agit d’un lac très peu profond, juste une sorte d’immense flaque d’eau alimentée chaque année non pas par les maigres pluies qui le concernent directement, mais par celles qui tombent bien plus au sud pour alimenter le fleuve Chari, son principal tributaire. Au moment de sa crue, en décembre-janvier, le lac Tchad peut couvrir entre 15 000 et 20 000 km2. Au moment de son étiage, en mai-juin, sa superficie peut descendre en-dessous de 5 000 km2. Les photos de juin et de janvier sont donc naturellement très différentes.

Très forte croissance démographique

Au cours des six mois de la décrue, les sols libérés par la lame d’eau sont une providence pour les cultivateurs riverains, car ils restent humides suffisamment longtemps pour autoriser une récolte à contre-saison. Depuis des siècles, les paysans vivent au rythme de cette pulsation annuelle. Certes, ils ont été frappés de plein fouet depuis les années 1970 par l’aridification du climat qui a surtout affecté leurs cultures de saison de pluies (juillet-septembre), mais c’est aussi la très forte croissance démographique qui a bouleversé leurs équilibres socio-économiques et qui les a entraînés dans la grande pauvreté et la famine. Sur les mêmes terres, ils sont quatre fois plus nombreux qu’il y a cinquante ans.

Sur la rive nigériane du lac, cette croissance démographique a conduit les autorités à aménager, dans les années 1960, d’immenses périmètres irrigués. Ceux-ci prélèvent d’énormes quantités d’eau dans le lac Tchad sans qu’aucune régulation inter-étatique n’intervienne, et le niveau du lac s’en ressent inévitablement, indépendamment du changement climatique.

« Malthus aura-t-il raison au Sahel ? », ose s’interroger Serge Michaïlof dans un ouvrage qui lève enfin ce tabou. Peut-être, car autour du lac Tchad la démographie s’est ajoutée à la sécheresse pour précipiter les populations du bassin du lac Tchad dans l’extrême misère.

Des zones grises à reconquérir

Mais il n’y a pas que la sécheresse et la démographie. Sous les effets répétés des ajustements structurels imposés par les institutions financières internationales, conjugués avec la montée de la corruption, les États se sont progressivement retirés des régions lointaines ou marginales. Ils ne les contrôlent plus et n’y assurent plus les services publics élémentaires depuis plusieurs décennies, ni les services sociaux, ni les devoirs régaliens. Ces territoires sont devenus des « zones grises » qui ont évidemment été investies par des contre-pouvoirs illégaux. C’est ainsi que dans le bassin du lac Tchad, que ce soit au Niger, au Cameroun, au Tchad ou au Nigéria, cela fait longtemps que les parents, démunis de tout, envoient leurs (très nombreux) enfants dans les medersa (écoles coraniques) faute de disposer d’écoles relevant de l’Éducation nationale.

Ainsi le terreau a-t-il lentement fermenté pour les djihadistes de Boko Haram. N’en déplaise à Paul Berman (voir sa tribune publiée dans Le Monde le 30 novembre dernier), il y a bel et bien aussi des causes sociales au djihadisme. Et, dans le cas présent, s’y ajoutent – on y revient – des causes environnementales.

Finalement, Laurent Fabius a donc bien fait de choisir l’exemple du lac Tchad, parce qu’il illustre la complexité qui se cache derrière chaque cas. Il reste à intégrer tous les éléments du puzzle dans le programme que financera l’enveloppe « lac Tchad » promise par la France à l’occasion de la COP21. C’est-à-dire prévoir, au-delà des mesures d’adaptation aux énergies nouvelles, une véritable reconquête des territoires abandonnés par les États, et un ambitieux programme de développement comprenant notamment la réhabilitation des systèmes éducatifs. Ce sera peut-être aussi l’occasion de relancer les plans d’espacement des naissances qui avaient échoué dans les années 1980, pour que l’Afrique subsaharienne réussisse enfin sa transition démographique.

Mais « l’idée de complexité comporte en elle, écrit Edgar Morin, une part d’indécidabilité ». Dommage.

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