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Le masque, pour la liberté de tous

Statue masquée place du Trocadéro à Paris le 6 août.
Statue masquée place du Trocadéro à Paris le 6 août. STEPHANE DE SAKUTIN / AFP

« La liberté consiste à pouvoir faire tout ce qui ne nuit pas à autrui », selon l'article 4 de la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen de 1789.

Ou alors, selon la maxime populaire : ma liberté s’arrête là où commence celle des autres.

Ces rappels sont nécessaires, à l’heure où de plus en plus de manifestants à travers le monde décrient l’obligation de porter un masque comme une atteinte à la liberté individuelle, et où en France aussi la question vire parfois à la violence, comme le montre le cas de l’homme tabassé dans son commerce début août pour avoir exigé le port du masque.

Mais pourquoi ces nouvelles obligations suscitent-elles autant de polémiques et de contestation ? Porter, ou non, un masque est-il réellement une question qui concerne la liberté ?

Une atteinte aux libertés fondamentales

Cette question fait débat depuis le mois d’avril, quand la Ligue des Droits de l’Homme a saisi la justice, considérant que l’arrêté municipal de Sceaux, imposant le port du masque et un couvre-feu, constituait une atteinte aux libertés fondamentales.

La décision du Conseil d’État du 17 avril 2020 a conclu que l’arrêté en question « port[ait] une atteinte immédiate à la liberté d’aller et venir et à la liberté personnelle ».

Notons toutefois que cette décision n’implique pas que l’obligation du port de masque ait été jugée contraire à la liberté ; ce qui était en question, c’était l’habilitation du seul maire de décider de mesures plus strictes pour sa commune que celles en vigueur pour toute la France.

Selon un communiqué de la Ligue des Droits de l’Homme, c’est d’ailleurs ce système à deux vitesses qui posait problème, ainsi que le fait d’imposer le port du masque alors que ceux-ci n’étaient pas disponibles pour la population.

Alors, à quelle liberté l’obligation du port du masque porterait-elle atteinte ? Certainement pas à celle d’aller et venir, puisqu’il est tout à fait évident que la libre circulation des personnes est possible – et même renforcée tant que la mesure permet d’éviter un nouveau confinement – par cette mesure de prophylaxie.

Une forme d’« esclavage » ?

Certaines des voix qui s’élèvent contre le port du masque suggèrent que cette obligation porterait atteinte à leur liberté d’expression, de conscience ou de vie privée. Lors d’un grand rassemblement à Berlin le 1er août, qui a mobilisé quelque 20,000 personnes venant de tout le pays, les manifestants anti-masques ont dénoncé cette obligation comme une forme d’esclavage et ont revendiqué le fait d’être « libres ».

Ces remarques font écho aux propos scandés depuis des mois lors de manifestations aux États-Unis, souvent appropriant le slogan de la lutte pour le droit des femmes et le choix de l’avortement – « mon corps, mon choix » – à cette fin.

Ce refus de politiques de prévention est particulièrement inquiétant, surtout lorsque l’on tient compte du fait qu'un grand nombre de personnes qui jugent ces mesures « liberticides » sont précisément celles qui par ailleurs refusent la liberté de choix dans d’autres contextes, comme l’avortement ou les droits des communautés LGBT+.

Que veut dire être libre ?

À l’heure actuelle, toute question de choix est immédiatement appropriée dans un discours sur la liberté individuelle. Ce faisant, cependant, l’on oublie souvent que la liberté n’est pas l’absence de toute contrainte ou l’autodétermination absolue, mais que nos libertés existent dans une sphère sociale et politique, et sont de ce fait limitées par celles des autres.

Comme l’a bien dit Montesquieu dans De l’esprit des lois, la liberté ne peut être garantie que dans un contexte de limitation et de respect de la loi :

« Il est vrai que dans les démocraties le peuple paraît faire ce qu’il veut ; mais la liberté politique ne consiste point à faire ce que l’on veut. Dans un État, c’est-à-dire dans une société où il y a des lois, la liberté ne peut consister qu’à vouloir faire ce que l’on doit vouloir, et à n’être pas contraint de faire ce que l’on ne doit pas vouloir. Il faut se mettre dans l’esprit ce que c’est que l’indépendance, et ce que c’est que la liberté. La liberté est le droit de faire tout ce que les lois permettent ; et si un citoyen pouvait faire ce qu’elles défendent, il n’aurait plus de liberté, parce que les autres auraient tout de même ce pouvoir. »

Être libre, ainsi, ce n’est pas faire tout ce que l’on veut, c’est faire ce que l’on veut dans un cadre qui garantit la possibilité à tous de décider également un maximum pour et par eux-mêmes. C’est pourquoi aucune liberté n’est absolue : la liberté d’opinion ou d’expression, si souvent revendiquée aujourd’hui à l’ère du numérique, connaît elle aussi des limites, renforcées même par la loi du 24 juin 2020 visant les contenus sur Internet. Il est, par exemple, interdit de tenir des propos qui incitent à la haine ou à la violence, précisément parce que ce type de propos met à mal la liberté d’autrui et le système sur lequel se fonde la protection de cette liberté.

Une ingérence du pouvoir

Ces considérations s’appliquent-elles aussi lorsqu’il s’agit du port du masque ? Selon d’aucuns, cette obligation constitue une ingérence de la part des pouvoirs publics sur leurs choix personnels, une forme de paternalisme qu’ils estiment inacceptable.

C’est à chacun, ils disent, de décider s’il veut se mettre en danger, prendre le risque de tomber malade. Ce n’est pas le rôle de l’État d’intervenir dans les choix et les préférences.

Si un tel argument est recevable, ce type de raisonnement n’est valable que dans les cas où les choix et préférences ne comportent aucun tort commis à l’égard d’autrui, et n’entraînent aucune restriction de ses droits ou libertés fondamentales.

Dans le cas du port du masque, pourtant, il ne s’agit pas d’une obligation de se protéger, mais d’une mesure visant la protection des autres, et surtout les plus vulnérables au sein de notre société. S’il est vrai que la Déclaration universelle des droits de l’homme garantit la liberté d’expression et de conviction, il ne faut pas oublier cet autre droit mentionné dans l’article 3 :

« Tout individu a droit à la vie, à la liberté et à la sûreté de sa personne ».

Or, c’est précisément ici qu’intervient la limitation imposée à notre liberté suggérée dans la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen et par Montesquieu. Car, confrontés à une pandémie qui coûte la vie quotidiennement à des milliers de personnes à travers le monde, et qui entraîne par ailleurs de nombreux dommages collatéraux économiques et sociaux, l’on peut argumenter que la protection de la vie, la liberté et la sûreté d’autrui doit être priorisée par rapport à la liberté d’opinion, de conviction ou de préférences individuelles.

S’il existe des moyens simples et efficaces pour ralentir la propagation de la maladie et les pertes humaines, comme le port du masque, ceux-ci ne doivent ainsi pas être considérés comme des entraves à notre liberté, mais au contraire comme une manière de la promouvoir.

La liberté absolue, c’est la responsabilité absolue

Il y a peut-être ceux que ces arguments ne convaincront pas, ceux qui verront dans ces définitions politiques une conception déflationniste de la liberté humaine, qui refuse l’autonomie et l’autodétermination individuelles.

Rappelons, cependant, que même les penseurs qui ont défendu une conception beaucoup plus radicale de la liberté humaine, comme Jean‑Paul Sartre qui affirmait que la liberté était la possibilité de se choisir indépendamment des contextes politiques ou des normes, n’ont jamais soutenu que l’exercice de la liberté était sans contraintes.

Pour Sartre, notamment, la liberté absolue va de pair avec la responsabilité absolue. C’est parce que l’homme est libre qu’il est responsable, et Sartre précise que cela ne veut « pas dire que l’homme est responsable de sa stricte individualité, mais qu’il est responsable de tous les hommes. »

Aucune norme, aucune loi, aucune institution ne peut nous dire ce que nous devons faire, ce qui est juste. Cependant, nos actions et nos choix impactent les autres qui nous entourent, et c’est précisément parce que ces actions sont libres que nous devons répondre de leurs conséquences. Autrement dit, une conception radicale de la liberté implique une conscience accrue du fait que nous tenons la vie (et la liberté) de toute autre personne entre nos mains.

Quelle que soit notre conception de la liberté, aucun argument juridique ni moral ne permet de soutenir l’idée que l’obligation du port du masque serait contraire à cette liberté.

Un seul argument allant dans ce sens serait valable, et il est loin d’être le plus fréquemment cité sur les réseaux sociaux ou lors de manifestations. Cet argument est d’ordre économique. En effet, les masques coûtent cher, et surtout dans un pays comme les États-Unis, où actuellement 10 % de la population ne dispose pas de suffisamment de nourriture, exiger le port du masque pour sortir alors qu’on ne prévoit pas de distribution de ces masques ou d’aide financière à ces populations peut en effet constituer une atteinte à la liberté de circuler.

Cependant, ceci ne devrait pas comporter un argument contre le port du masque, mais au contraire encourager nos sociétés à garantir un accès équitable aux ressources nécessaires pour la subsistance et la protection des droits de tous.

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