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Le nouveau populisme des Tories

Boris Johnson, le leader du parti conservateur britannique, pose avec ses partisans à Perth, en Ecosse, le 5 juillet 2019. Deux semaines plus tard, il deviendra premier ministre. Andy Buchanan/AFP

Le référendum du 23 juin 2016 n’a pas seulement bouleversé l’équilibre constitutionnel du Royaume-Uni. Il a aussi radicalement transformé les valeurs sur lesquelles le parti conservateur britannique s’est construit. Celui-ci s’érige désormais comme le nouveau « parti du peuple », suggérant ainsi la nécessité d’une forme de démocratie plus directe qui s’accorde mal avec le système représentatif dans lequel il a toujours prospéré.

Au cœur de ce nouveau « populisme » figure un discours inédit qui accuse le Parlement de Westminster d’être entièrement responsable de la paralysie constitutionnelle qui caractérise le processus législatif britannique sur les modalités de la sortie du pays de l’Union européenne. Avec l’arrivée au poste de premier ministre en juillet dernier de Boris Johnson, qui joint désormais sa voix à celle des « Hard Brexiters », cette dérive populiste aux accents anti-parlementaires a pris un nouvel élan qu’a encore favorisé l’incapacité réelle du Parlement – qui a voté trois fois contre l’accord de retrait de Theresa May et retardé le vote sur celui de Boris Johnson – à sortir de cette crise.

Vive le peuple, à bas le Parlement !

Depuis le référendum, c’est une nouvelle conception de la souveraineté nationale qui émerge. Alors que les partisans du « Leave » avaient construit leur campagne autour de la nécessité de restaurer la souveraineté du Parlement de Westminster, seul principe constitutionnel hérité du Bill of Rights de 1689, le référendum a de son côté érigé le peuple comme nouveau dépositaire de la souveraineté britannique. Le parti conservateur se retrouve donc écartelé entre, d’une part, son allégeance historique au Parlement et, d’autre part, « le peuple » dont les députés tories se présentent désormais non plus comme de simples mandataires (« trustees ») – qui votent en leur âme et conscience car les électeurs leur font confiance –, mais comme les représentants les plus fidèles (« delegates »), pour reprendre la distinction bien connue du philosophe Edmund Burke.

Le discours conservateur développe à présent pour ce « peuple » une obsession nouvelle qui s’accompagne d’une attaque en règle visant les ennemis dudit peuple : l’establishment – l’élite politique – et le Parlement, deux instances qui constituent pourtant les fondements historiques du parti ! Depuis juin 2016, les interventions de certains députés conservateurs à Westminster fourmillent d’abus de langage envers l’institution où ils siègent. Le Parlement est jugé « chaotique et incapable d’atteindre le consensus » (Ben Bradley) ou « paralysé par la peur » (Steve Double) ; il trahit les électeurs en se posant comme « le Parlement du remain » (Crispin Blunt), ce qui en fait un « Parlement zombie » (Bob Seely) ; il est le lieu de « la cabale des politiciens » (Jack Berry) et de la « conspiration du remain » (George Freeman).

Le député conservateur Bob Seely s’exprime à la tribune de la Chambre des Communes, le 4 septembre 2019. c-span.org, CC BY-NC-ND

Mais c’est surtout en dehors du Parlement que les langues se délient. Sur leurs blogs personnels, des députés eurosceptiques de longue date comme John Redwood donnent libre cours à leur colère et dénoncent ce « Parlement inutile ». Le dernier congrès du parti conservateur à Manchester, début octobre, a donné aux partisans du « Hard Brexit », proches du European Research Group de Jacob Rees-Mogg, l’occasion de dénoncer le « Parlement pourri » (Andrea Jenkyns), les « anti-démocrates » ou encore la « Brussels Broadcasting Corporation » de connivence avec l’autre BBC. Un discours que le premier ministre lui-même a repris à son compte dans son discours de clôture, dénonçant un « Parlement qui refuse d’accomplir le Brexit, refuse de faire quoi que ce soit de constructif et refuse d’organiser des élections anticipées » et ajoutant, dans son style si caractéristique :

« Si le Parlement était une émission de télé-réalité, les gens auraient déjà voté depuis longtemps pour nous renvoyer de la jungle. Mais au moins aurions-nous pu voir le speaker forcé de manger un testicule de kangourou. »

Mais quel peuple ?

L’obsession des conservateurs pour le « peuple » s’accompagne d’une stigmatisation de l’establishment dont ils sont pourtant presque tous issus – c’est le cas, en particulier, de Boris Johnson et de ses principaux ministres. Mais le discours du gouvernement Johnson sur le Brexit donne des indications contradictoires sur sa vision de ce peuple.

Hors Brexit, le nouveau programme économique et social du parti est défini comme un retour au principe « One Nation » du premier ministre victorien Benjamin Disraeli, l’une des figures historiques du parti conservateur, qui préconisait un conservatisme bienveillant et protecteur envers les plus démunis. Mais ce concept de One Nation comprend aussi des tonalités territoriales et géopolitiques qui ont évolué différemment selon les périodes. L’impérialisme triomphant de la période victorienne s’est accompagné de la promotion d’une union forte entre les quatre composantes du Royaume-Uni (l’Angleterre, l’Écosse, le Pays de Galles et la totalité de l’Irlande jusqu’en 1921, date de la partition du pays) au point que le terme figure dans la dénomination officielle du parti (« The Conservative and Unionist Party »).

Or les gouvernements de Theresa May et Boris Johnson sont régulièrement accusés d’avoir sacrifié cette union sur l’autel du Brexit. Les débats parlementaires du 19 octobre dernier ont mis en lumière l’oubli de l’Écosse et donc le mépris de l’Union, un oubli qui est compensé par un surintérêt pour la question nord-irlandaise. Au-delà de la problématique centrale de la frontière nord-irlandaise, cette surenchère s’explique aussi, stratégiquement, par les liens historiques des conservateurs avec les unionistes d’Ulster (DUP) et par le partenariat ad hoc avec ce parti sur lequel Theresa May avait dû s’appuyer pour obtenir une majorité absolue après les élections législatives de mai 2017.

Plus que jamais, le parti conservateur apparaît donc comme le parti de l’Angleterre. Son recentrage anglo-centrique n’est plus seulement lié à ses bastions électoraux principalement situés dans le sud-est de l’Angleterre mais aussi, désormais, à ses nouvelles priorités. Alors que la question d’un second référendum sur l’indépendance écossaise revient plus vite que prévu sur le devant de la scène, le silence des conservateurs sur le sujet laisse pense que le parti est désormais prêt à sacrifier l’Écosse pour permettre au pays de sortir de l’UE.

Ainsi, explique la jeune députée travailliste Alison McGovern le 19 octobre à la chambre des Communes, « le parti conservateur devient exclusivement le parti du sud de l’Angleterre ». Mais ce repli qualifié de « Little England » sur un nationalisme anglais étriqué et souvent xénophobe n’est pas seulement visible dans le Sud. Il apparaît aussi comme une offensive électorale auprès des partisans du Brexit Party, fondé en février 2019 par des anciens du UKIP, au premier rang desquels Nigel Farage, qui est arrivé en tête aux élections européennes de mai 2019. Selon la thèse des universitaires Rob Ford et Matthew Goodwin, bon nombre de ceux qui soutiennent ce parti sont d’anciens électeurs travaillistes du nord de l’Angleterre qui ont été convaincus par le discours alarmiste de Nigel Farage sur la menace migratoire en provenance d’Europe de l’Est.

Le leader du Brexit Party, Nigel Farage, salue ses partisans avant de prononcer un discours à Londres, le 18 octobre 2019. Tolga Akmen/AFP

Sous la pression des « Hard Brexiters », le parti conservateur semble réunir aujourd’hui l’ensemble des ingrédients populistes qui caractérisent le Brexit Party, notamment le repli nationaliste anglais, le discours anti-establishment et l’anti-parlementarisme. Ces deux derniers éléments sont pourtant en contradiction totale avec les valeurs originelles du parti Tory ; mais, délestée depuis début septembre 2019 de ses éléments les plus modérés (avec l’exclusion par le gouvernement Johnson de 21 députés), cette formation historique poursuit sa trajectoire insouciante vers un populisme décomplexé.

Dans cette configuration, si l’avenir du bipartisme travailliste/conservateur se joue désormais autour de deux partis fortement polarisés et extrêmes – Jeremy Corbyn, le leader du parti travailliste depuis 2015, étant perçu comme beaucoup plus à gauche que ses prédécesseurs –, les Tories, en tête dans les sondages et dirigés par un leader très populaire, ont encore un bel avenir devant eux.

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