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Paroles de livres

Le prix Wepler, histoire d’une amazone de la librairie française

Affiche du Prix Wepler 2015. Pinterest

1998 : la France Black-Blanc-Beur remporte la Coupe du monde de football, le film Titanic fait vibrer les foules, la première Techno Parade et l’ecstasy multiplient les nuits blanches parisiennes. En littérature, Michel Houellebecq publie ses Particules élémentaires ; un prix Goncourt insipide couronne Paule Constant que peinent à rattraper les autres grands prix d’automne. Amazon, cotée en bourse depuis un an, ne va pas tarder à ouvrir sa filiale française et l’on croit encore qu’elle n’est qu’une simple librairie en ligne dans un Internet encore balbutiant.

Dans la chaîne du livre, la dépression du chiffre d’affaires éditorial dérègle une production désormais endémique ; la montée en puissance des grandes surfaces, spécialisées ou non, s’accompagne du recul brutal de la librairie traditionnelle ; la concentration dans la diffusion et la distribution coïncide avec le développement rapide de nouvelles grandes surfaces culturelles (Espaces Leclerc, Cultura), en plus de la puissante FNAC. Les enquêtes sur la lecture pointent l’essor des faibles lecteurs, l’effondrement des forts, les emprunts en bibliothèques explosent, le lectorat se féminise massivement et les jeunes boudent de plus en plus les livres.

Un engagement de libraire

Un monde bascule et Marie-Rose Guarnieri ouvre sa librairie des Abbesses, crée le prix Wepler et impulse la fête de la librairie indépendante, une rose au poing, un pavé à la main. Main de fer dans un gant de velours que cette amoureuse des livres, petit bout de femme survoltée et engagée qui ne lâche rien pour eux et une certaine idée de la littérature et de la lecture. Pot de terre contre pot de fer, « David contre Goliath », comme elle se plaît à le dire, pavé dans la mare des mœurs germanopratines surtout.

Et ça marche! Elle vient du quartier latin et de l’enseigne Gibert, elle a connu ensuite la République en dirigeant la librairie L’Arbre à lettres. Depuis 1998, elle fait de Montmartre son fief rouge opéra et noir, en hérite les racines artistes Bohème, la fronde communarde, et ravive l’art de l’affiche de Jules Chéret à Toulouse-Lautrec, ce « grand courrier graphique », en faisant appel chaque année à un créateur (Christian Lacroix, cette année) pour annoncer en format géant la sélection et la fête de son prix. Une fête bruyante et gouailleuse - l’oulipienne Anne Garreta aux platines – sponsorisée par la Brasserie Wepler, dans la grande tradition française qui associe depuis des siècles en France les mets et les mots, la gastronomie et la littérature, cette double exception culturelle qui reste à défendre bec et ongles. Et elle a raison d’y croire.

Le Wepler. 7detable

Prix Wepler, déjà 20 ans d’un anti-prix marchand

Car le prix Wepler n’est pas un prix comme les autres. Inscrit dans la tradition cénaculaire des cafés littéraires parisiens – Les Deux Magots, Le Flore – qui aiment à décerner des prix dans la nostalgie du mythique Saint-Germain-des-prés et de l’esprit Rive Gauche, il est un anti-prix, un anti-Goncourt, plus proche du prix Décembre (ex prix Novembre) que du mondain prix de Flore. Marie-Rose Guarniéri reproche à tous les grands prix d’automne d’être aliénés aux impératifs marchands d’un capitalisme d’édition cynique qui vend des livres en masse quoi qu’on écrive et veut faire croire que la valeur littéraire se jauge et se juge à un chiffre de ventes faramineux.

L’affaire n’est pas nouvelle, mais elle résonne de façon particulière au Wepler à l’aune de la best-sellerisation effrénée, de la « banalisation de l’excès », d’une financiarisation de l’édition qui pousse depuis des décennies à surproduire des « livres prévendus », à limiter le risque éditorial et à créer des autoroutes de lectures balisées qui font du mal à la littérature. Celle du peuple de l’ombre, des oubliés du système médiatico-publicitaire, des écrivains, confirmés ou prometteurs, auxquels ce « prix d’auteurs » offre une tribune bienveillante.

Curieusement, la libraire des Abbesses renoue avec le vœu du vieux Edmond de Goncourt de couronner « la jeunesse du talent », mais corrige les dérives marchandes qui ont fait oublier au système des prix leur rôle premier de soutien à « une création littéraire fragile, en recherche, pas encore établie ni reconnue », dit-elle.

Son prix n’est pas en soi « vendeur » (entre 5 000 et 10 000 exemplaires selon les auteurs et un prix relayé par 680 libraires), mais a su s’imposer comme l’antichambre d’autres prix et gagner l’estime des professions du livre à éclairer les marges du book business en défrichant plus large dans la pléthore éditoriale : près de 120 livres au départ de la sélection, dix fois plus que les autres prix.

La machine de guerre de Marie-Rose Guarnieri passe par la singularité de son jury tournant : trois professionnels de la librairie, deux critiques et des amateurs, cinq grands lecteurs, parmi lesquels un.e postier.e et une détenue, La Semeuse de Roty de nos timbres-poste et la Grande Evasion de la lecture réunies. Tous travaillent « dans les brèches des prix » à cet acte qui pose une petite constellation à chaque rentrée littéraire dans le but d’accroître une curiosité et fait entendre une voix alternative loin de la pacotille et des faux livres.

L'affiche du prix Wepler 2017. Site du Prix Wepler

Le prix, soutenu par la Fondation La Poste qui le dote de 10 000 euros, 3 000 pour sa Mention spéciale, témoigne aussi d’un engagement citoyen, salutaire aujourd’hui, du côté de la lecture, cette éponge à subversion intellectuelle qui ouvre « mille portes en soi », ce lieu de « respiration essentielle » dans une époque trop pressée acquise à la rentabilité et « qui a peur du vide, de la liberté, de la solitude, du goût minoritaire qui exclut », dit-elle, et veut nous faire croire que la lecture est une perte de temps inutile. Contre le désamour du livre chez les jeunes ou l’illettrisme qui gagne, fer de lance des missions de la Fondation La Poste, pour « continuer de semer » et « ne pas déserter » - et sans en faire grande publicité -, un lycée hôtelier participe depuis peu à l’aventure, d’extraits de livres en compétition les jeunes imaginent des plats, de l’anniversaire des 20 ans du prix (moins que leur âge) ils font un gâteau géant, des mets sucrés sur des mots-barricades.

Quand la littérature a du prix

Mais la littérature reste la grande affaire de ce prix qui redonne sa chance à une littérature neuve, par essence asociale et transgressive dans sa façon de faire bouger les lignes et de proposer un regard oblique sur le monde, ce qu’on appelle le style.

Le prix Wepler est un des très rares prix à reléguer à la 4e place la maison Gallimard, grand prédateur des prix littéraires depuis qu’ils existent, même si une de ses filiales – les éditions Verticales – se taille la part du lion au Wepler devant Minuit, POL et Le Seuil. Une façon de saluer des éditeurs qui, bien que dominés parfois par un groupe éditorial, font un formidable travail de découvreurs, celui-là même que ne parvient plus vraiment à faire Gallimard depuis plusieurs décennies. Et nombreux sont les petits éditeurs qui entrent au palmarès du seul prix à leur donner un droit d’entrée : Allia, Le Tripode, Verdier, Pauvert, Noir sur blanc…

Le palmarès est exigeant dans l’équilibre sur le fil, en 20 ans d’histoire, entre espoirs et valeurs sûres d’une littérature qui a toujours « l’aventure du langage » pour étoile polaire : de nombreux primo-romanciers y sont dénichés, des auteurs audacieux et singuliers y rencontrent un public, avant de recevoir souvent d’autres consécrations littéraires. Enfin, des auteurs à l’univers incomparable, jamais cités ni consacrés par les médias et les jurys, y trouvent une reconnaissance méritée. Ils s’appellent Antoine Volodine, Laurent Mauvignier, Stéphane Audeguy, Leslie Kaplan, Céline Minard, Éric Chevillard, Olivia Rosenthal, Lyonel Trouillot, François Bon, Pierre Senges, Jacques Abeille, Eric Laurrent, pour n’en citer que quelques-uns - et cette année deux auteurs de premiers romans, Guillaume Poix et Gaël Octavia -, venus de tous les horizons éditoriaux et esthétiques, mais tous issus d’une littérature radicalement buissionnière.

A couronner les éditeurs et les auteurs de l’ombre quand on est soi-même une « luciole » fragile face au monstre « Amazon 451 », c’est bien David contre Goliath, impuissance et impertinence à la fois à voir les livres couronnés par son prix distribués par la pieuvre numérique dont le commerce en ligne ubérise peu à peu la chaîne du livre à coups de biens culturels et de littérature à prix cassés.

Mais rejouer les Adrienne Monnier et les Silvia Beach avec leur Joyce n’est pas un combat perdu d’avance. Toute l’énergie communicative de cette amazone de la librairie vise à « accroître une curiosité », mais surtout à convaincre que la littérature est partout. Et la difficulté qu’elle rencontre chez certains grands journaux à publier sa liste est le signe que le livre et la littérature gardent leur charge dérangeante, leur mauvais esprit. Et c’est une bonne nouvelle.

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