Le 1er mars dernier, le Tribunal correctionnel de Paris a condamné Nicolas Sarkozy à trois ans de détention, dont un ferme, pour corruption et trafic d’influence. À l’appui de cette sanction, les juges ont souligné que ces infractions avaient porté « gravement atteinte à la confiance publique en instillant dans l’opinion publique l’idée selon laquelle » la justice pouvait « faire l’objet d’arrangements occultes destinés à satisfaire des intérêts privés ».
La sévérité de cette sanction est à mettre en rapport avec le caractère inédit du dossier. Ce serait la première fois dans l’histoire de la Ve République qu’un jugement fondé sur des écoutes téléphoniques établirait qu'un ancien chef de l’État a promis à un magistrat de la Cour de cassation de jouer de son influence pour lui permettre d’être nommé à un poste prestigieux en échange de son aide pour mettre un terme à des procédures judiciaires le visant, et ce afin d’obtenir une décision plus favorable.
Nicolas Sarkozy ayant fait appel de son jugement qui pose à ses yeux « la question de la partialité de certains magistrats », sa condamnation n’est toutefois pas définitive et aucun rebondissement n’est à exclure puisqu’il a déjà bénéficié de deux non-lieux dans des procédures dirigées contre lui.
Son procès a toutefois le mérite de mettre en lumière une conséquence de la mondialisation qui n’est pas toujours bien perçue par le grand public et les responsables politiques eux-mêmes.
Le jugement s’inscrit dans une évolution d’ensemble dont la finalité est d’assurer la neutralité de l’action publique dans le champ économique, de façon à ne pas perturber le bon fonctionnement du marché dont dépend désormais la prospérité du pays et, à travers elle, le progrès social.
Le rapport qu’entretient le personnel politique avec la justice n’a en effet évolué ces dernières années que parce qu’une certaine rationalité économique a rejoint les critiques de l’opinion publique contre l’immunité-impunité supposée de ceux qu’il est convenu d’appeler les décideurs publics par comparaison avec les décideurs du secteur privé : les chefs d’entreprise.
Les Français et la passion de l’égalité
Parce qu’ils ont « la passion de l’égalité » comme l’écrivait Tocqueville, les Français ont régulièrement exprimé à travers l’histoire leur aspiration à une responsabilité effective des gouvernants. Déjà au IXe siècle la théorie du gouvernement « spéculaire » – entendu comme un gouvernement miroir de la société – soutenait que le chef de l’État se devait d’être exemplaire et vertueux pour mériter son titre et être obéi de tous.
Sous la Révolution, les cahiers de doléances de la noblesse d’Amiens ont assigné aux États généraux le soin de demander que :
« les ministres et tous les administrateurs soient responsables envers la nation de leur gestion et jugés suivant la rigueur des lois ».
Encore en 1870, le décret supprimant la garantie des fonctionnaires – qui interdisait de poursuivre les agents publics sans l’autorisation préalable du Conseil d’État – a été « l’un des mieux accueillis » par « l’opinion publique ». Ces attentes sont à l’origine directe de l’article 15 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen d’après lequel : « La Société a le droit de demander compte à tout Agent public de son administration ».
L’idée a toutefois longtemps prévalu que cette responsabilité devait être davantage politique que pénale : en l’absence d’infractions volontaires ou d’enrichissement personnel, la sanction des contrevenants devait être la perte (ou la non-conquête) du pouvoir, pas la prison.
Derrière cette solution se trouvait le souvenir des abus des cours de justice de l’Ancien droit. Entre les mains de la noblesse de Robe, ces tribunaux étaient hostiles à la Révolution. C’est pourquoi les Révolutionnaires de 1789 s’en étaient davantage remis à la séparation des pouvoirs entre l’Exécutif et le Législatif et à l’éthique des élus de la Nation pour prévenir ou sanctionner l’arbitraire du personnel politique.
La Déclaration des droits de l’Homme et du Citoyen énonce pour cette raison ce que la loi peut faire afin que les gouvernants sachent à tout instant ce qu’ils ne peuvent pas faire :
art. 5 : « La Loi n’a le droit de défendre que les actions nuisibles à la Société » ;
art. 8 : « La Loi ne doit établir que des peines strictement et évidemment nécessaires » ;
art. 12 : la force publique est « instituée pour l’avantage de tous, et non pour l’utilité particulière de ceux auxquels elle est confiée »…
Le retour de la déontologie
Ces garanties demeurent, la déontologie ayant même fait son grand retour avec le vote des lois organique et ordinaire du 11 octobre 2013, sur la transparence de la vie publique (qui renforcent la prévention des conflits d’intérêts dont les élus pourraient se rendre coupables dans l’exercice de leurs fonctions).
Mais elles ont également montré leurs limites, les élus étant souvent réticents à condamner leurs pairs, par peur de représailles. « Je ne souhaite pas », disait pour cette raison le Premier ministre Lionel Jospin au moment où le député Montebourg proposait de renvoyer le président Chirac devant la Haute cour de justice, « que les affaires soient utilisées dans le débat public ».
Les difficultés qu’ont longtemps eu les victimes à déclencher elles-mêmes les poursuites devant le juge pénal combinées avec le pouvoir du garde des Sceaux de donner des instructions individuelles aux parquets dans les dossiers « sensibles » faisaient qu’en pratique les condamnations restaient rares.
D’où le sentiment d’injustice chez certains citoyens. Celui-ci a fini par nourrir des réformes d’ampleur dans les années 1990 à la suite de différents scandales politico-financiers visant le Parti socialiste (PS) (affaires Urba ou carrefour du développement) ou la droite (affaire de Karachi par exemple).
Mais ces réformes n’ont toutefois pu aboutir que parce que les attentes de l’opinion publique ont conjugué leurs effets avec une certaine rationalité économique avec laquelle on ne fait pas toujours bien le lien.
Cette rationalité, c’est celle qui préconise de faire de l’interdépendance économique des Nations – dont les dirigeants politiques doivent être les artisans autant que les garants – le facteur de la paix dans le monde. Tout comportement déviant doit pour cette raison être prévenu (par la déontologie) et à défaut sanctionné (par le droit pénal) pour ne pas compromettre le bon fonctionnement du marché global.
Assurer le bon fonctionnement du marché quoi qu’il en coûte
Fondé sur le souvenir de la pax romana qui a duré plus de 1000 ans sous l’Antiquité, le projet d’une paix par le commerce entre États a régulièrement été défendu par d’éminents auteurs depuis les Temps modernes.
En 1623, le moine Emeric de La Croix insistait dans Le Nouveau Cynée sur l’importance d’assurer la « liberté du commerce par tout le monde » avant qu’Emmanuel Kant ne fasse, en 1795, du respect du droit des gens au niveau international un instrument de son Projet de paix perpétuelle et que Victor Hugo ne prédise, dans son célèbre discours du 21 août 1849 au Congrès de la paix, qu’« un jour viendra où il n’y aura plus d’autres champs de bataille que les marchés s’ouvrant au commerce ».
C’est cette finalité qui sous-tend le projet de la Charte de l’Atlantique du 14 août 1941, co-écrite par Roosevelt et Churchill, de faire de « l’accès et la participation », de « tous les États », « au commerce et aux matières premières indispensables à leur prospérité » et de « la plus entière collaboration entre toutes les nations » le moyen de prévenir un nouveau conflit mondial à l’avenir. C’est de ce fait lui qui inspire les accords du GATT en 1947, le lancement de la construction européenne en 1951 et 1957 ou encore la création de l’OMC en 1995.
Or, sa mise en œuvre a franchi une nouvelle étape au tournant des années 1990 lorsque la multiplication des scandales politico-financiers précités a montré combien les personnalités politiques pouvaient, par leur comportement, fausser le bon fonctionnement du marché, en avantageant de façon occulte certains opérateurs économiques.
Un renforcement de la juridiction pénale
Il est pour cette raison devenu important à cette date de lutter contre la corruption au moment qui plus est où l’effondrement de l’URSS permettait une libéralisation accrue des échanges entre États. Six conventions pénales internationales adoptées entre 1996 et 2003 sous l’égide de l’OCDE, de l’UE ou encore du Conseil de l’Europe ont ainsi contribué à renforcer en France le rôle de la juridiction pénale contre la corruption et à alimenter, ce faisant, le phénomène de judiciarisation de la vie politique.
Alors que le juge était relégué depuis la Révolution au rang de simple autorité, il s’est depuis le tournant des années 90 imposé comme un véritable contre-pouvoir.
La création en 2013 d’un Parquet national financier (PNF) participe de cette même évolution, puisqu’il vise à protéger les intérêts économiques fondamentaux de la Nation.
Ce n’est ainsi pas par hasard si Jacques Chirac a dans ce contexte été le premier ancien président de la République à avoir fait l’objet de poursuites à raison de faits d’abus de confiance et de détournement de fonds commis lorsqu’il était maire de Paris et président du RPR.
On comprend de même mieux pourquoi les faits contre Nicolas Sarkozy ont été instruits par le PNF et pourquoi le tribunal a considéré que les infractions qui lui étaient reprochées justifiaient à ses yeux de la prison ferme, dès lors qu’elles fragilisaient la confiance de tout un chacun – simple particulier ou opérateur économique – envers le bon fonctionnement de l’institution judiciaire – si importante pour le règlement des litiges commerciaux.
Les garanties de l’État de droit
Reste à savoir si le jugement du tribunal est ou non juridiquement fondé. Régulièrement la droite s’estime victime de « juges rouges » réputés proches de la gauche lorsque ses leaders se trouvent condamnés et les magistrats à l’origine du jugement n’échappent pas à ces critiques. Ce reproche n’est toutefois par propre à la droite puisque certaines personnalités de gauche dénoncent en retour, à l’image de Jean‑Luc Melenchon, tout aussi régulièrement une « justice aux ordres » de la majorité du moment.
À chaque fois, il s’agit ainsi de prendre l’opinion publique à témoin pour lui faire constater le caractère injuste de la décision rendue.
Au nom des principes de l’État de droit, la judiciarisation de la vie politique s’accompagne toutefois d’un renforcement des garanties offertes à la personne poursuivie, pour s’assurer que chacun ait droit à ce que son affaire soit tranchée par un tribunal indépendant et impartial (art. 6§1 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’Homme de 1950).
Non seulement le juge est tenu de respecter le droit au respect de la présomption d’innocence des personnes mises en cause, mais il se doit d’instruire à charge ET à décharge les faits qui lui sont soumis. Sans compter que les justiciables bénéficient de plusieurs voies de recours.
Outre que le double degré de juridiction leur permet de faire appel de leur condamnation avant éventuellement de se pourvoir en cassation, il leur est également loisible de saisir la Cour européenne des droits de l’Homme comme Nicolas Sarkozy en a l’intention. Ce sont ces garanties qui lui ont par le passé permis de bénéficier de deux non-lieux.
S’il convient donc de laisser la justice suivre son cours, le jugement rendu n’est qu’une pièce d’un puzzle plus grand dont le but ultime est de rendre confiance aux opérateurs du marché dans le bon fonctionnement des institutions. De ce point de vue les critiques qui l’ont accompagné comme l’appel qui a été interjeté doivent être perçus comme le signe de leur vitalité et non comme celui de la déliquescence de notre démocratie.
L’auteur a récemment publié L’action économique des collectivités publiques : ses enjeux, son droit, ses acteurs.