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« Le propre de l’Homme » existe-t-il vraiment en éthologie ?

Succession de deux primates non-humains, d'un humain préhistorique et d'un humain moderne, ce dernier observant le reste de la faune aux jumelles
L'humain est-il vraiment assis sur la plus haute branche du règne animal ? Stéphane Deprée, Author provided (no reuse)

« Le propre de l’Homme ». Voilà une expression qui inspire moult réflexions et débats. À chaque époque et chaque culture d’apporter ses éléments de réponse, plus ou moins influencés par les courants religieux et philosophiques qui y prévalent. Il y a 2 400 ans, le philosophe grec Aristote avançait que l’homme était le seul animal à disposer d’une « âme intellective », lui permettant de penser et de comprendre, alors que les autres espèces se limiteraient à appréhender leur environnement et à se déplacer pour satisfaire leurs besoins.

Puis l’Homme a été considéré comme l’aboutissement d’un travail divin, conçu à l’image de son créateur, et donc exclu du règne animal. La théorie de l’évolution de Charles Darwin a lourdement impacté les réflexions : l’intelligence animale (et les comportements qu’elle rend possibles) ne peut être organisée de manière linéaire. Car à l’instar de l’évolution biologique des espèces, celle de l’intelligence est « buissonnante ».


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Rire n’est plus le propre de l’Homme

Homo sapiens n’est donc pas l’aboutissement d’un long processus évolutif ni la plus haute branche de l’arbre. Juste une espèce parmi d’autres. Les travaux des éthologues, dont un échantillon peut être retrouvé dans mon premier ouvrage, Un Tanguy chez les hyènes, appuient tous les jours cette affirmation, à l’aide de recherches menées sur les primates, mais aussi sur les poissons, reptiles, insectes ou encore amphibiens. Depuis l’avènement de leur discipline, au milieu du XXe siècle, ces scientifiques brisent, les unes après les autres, les barrières que nous avons couramment dressées entre l’Homme et les autres espèces animales.

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À l’instar d’Aristote ou de François Rabelais, nombreux sont ceux qui considéraient le rire comme un comportement propre à notre espèce. Aujourd’hui cependant, on sait que les primates rient de bon cœur, mais peuvent également rire en réponse à l’hilarité d’un congénère, pour se montrer à leur avantage auprès de celui-ci.

La transmission des savoirs et l’apprentissage

Destiné à la formation des enseignants, l’ouvrage « L’enseignement explicite – La gestion des apprentissages » (De Boeck, 2013) souligne pour sa part que : « Deux aptitudes semblent propres à l’humain et le distinguent de ses cousins primates. La première est la propension à transmettre et la seconde, la capacité à apprendre à partir de ces enseignements ».

Pourtant, les suricates inculquent aux plus jeunes les rudiments de la chasse : sous les regards attentifs, l’enseignant attrape un scorpion puis le relâche, afin de laisser aux novices l’occasion de s’exercer à la capture, tout en corrigeant leurs mouvements si nécessaire. Une fois cette compétence acquise, les plus expérimentés apprennent à extraire le dard de l’arachnide sans se faire pincer, avant de le placer en bouche.

Un primate face à un tableau noir où est inscrit le nom Darwin.
La théorie de l’évolution de Charles Darwin a lourdement impacté les réflexions sur l’intelligence animale. Stéphane Deprée

Les êtres humains seraient les seuls à prendre part à « des activités collaboratives impliquant des objectifs partagés et des intentions communes ». Cette affirmation de neuroscientifiques allemands est au moins infirmée par des observations sur des orques et des chimpanzés, démontrant la coordination dont font preuve ces animaux lors de leurs parties de chasse (aux baleines et aux colobes, respectivement). Un rôle est attribué à chaque individu (bloqueur, chasseur, embusqué, meneur…), qui doit ensuite coordonner ses actions avec celles du groupe et anticiper continuellement les mouvements tant des proies que des partenaires de chasse. Des techniques nécessitant des années d’observation et de pratique.


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La fausse piste du langage

René Descartes au XVIIe siècle, affirmait que seul l’Homme utilise un langage pour communiquer ses pensées. Une idée non partagée par Charles Darwin qui, deux siècles plus tard, soulignait que:

« l’Homme n’est pas le seul animal qui puisse exprimer ce qui se passe dans son esprit, et comprendre plus ou moins ce qui est dit par un autre. »

La question du langage comme spécificité humaine est récurrente. Au milieu du XXe siècle, le prix Nobel Karl von Frische nous éclairait sur les systèmes complexes de communication des abeilles, qui utilisent leurs cinq sens pour se transmettre de l’information lors de leurs danses de recrutement de butineuses.

Mais selon Hélène Bouchet, Camille Coye et Alban Lemasson, le langage humain serait rendu unique par ses propriétés de générativité, de récursivité, sa fonction symbolique et ses capacités de déplacement. Si, sur base des connaissances actuelles, il n’est pas aisé de les contredire, on doit admettre que les recherches progressent rapidement et mettent en lumière certaines de ces caractéristiques linguistiques chez les primates non-humains. On sait aujourd’hui que les chimpanzés disposent de plusieurs dizaines de cris différents, qu’ils combinent de manière prévisible en suivant des règles de contigüité précises, sortes de règles grammaticales, afin de générer des centaines de séquences différentes.

Deux primates non humains devisant dans des fauteuils en fumant la pipe.
Deux gentlemen primates devisant dans des fauteuils en fumant la pipe. Stéphane Deprée

Repenser notre singularité humaine

Couverture de « La Cigale et le Zombie : ces comportements que l’on pensait propres à l’Homme », de François Verheggen.

Ces quelques exemples ont valeur d’illustration. Nous aurions pu aborder le système de « sécurité sociale » mis en place par les vampires d’Azara, du « vote démocratique » des cygnes chanteurs, des principes d’agriculture appliqués par les fourmis champignonnistes, des expressions artistiques des poissons-globes, de l’homoparentalité des albatros de Laysan, du deuil des orques, des gestes intentionnels des mérous, des conflits récurrents entre communautés voisines de suricates, des stratégies de séduction des insectes Hylobittacus, des soins parentaux prodigués par les grenouilles des fraises ou encore des gestes d’empathie des chimpanzés.

Autant de comportements que l’on attribue à tort à l’espèce humaine, et autant de résultats scientifiques qui nous poussent à repenser notre singularité. L’ensemble de ces comportements, et bien d’autres, ont été rassemblés et décrits dans mon second livre, « La Cigale et le Zombie : ces comportements que l’on pensait propres à l’Homme ».

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