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Scène du film « Dien Bien Phu » de Pierre Schoendoerffer (1992). Studio Canal

Le sacrifice des soldats au cœur de la mémoire française de Dien Bien Phu

Au lendemain de la chute du camp retranché de Dien Bien Phu le 7 mai 1954, le directeur du Figaro, Pierre Brisson, publia à la une un éditorial dans lequel il présentait cette perte historique de l’armée française comme un « sacrifice » héroïque.

C’est avec une « inexprimable émotion » qu’il choisit ses mots – « courage », « valeur », « élan » et « volontariat fraternel » – pour honorer les soldats abandonnés à leur sort pendant 55 jours de combats contre les troupes « fanatisées » d’Ho Chi Minh (la bataille s’est soldée par la mort de 20 000 combattants Viet Minh et de 2 000 soldats de l’Union française). Citant Rudyard Kipling déplorant la perte de son fils dans la boucherie de la Grande guerre (« Si quelqu’un veut savoir pourquoi nous sommes morts/Dites-leur : parce que nos pères ont menti »), Brisson explique, dans une intonation courroucée, que ce qui venait de se passer en Indochine résultait des « mensonges » des dirigeants, qui n’avaient pas su faire cette guerre comme il aurait fallu.

L’autre coupable, pour Brisson ? Les communistes. Les Soviétiques bien sûr – bien que leur rôle ait été minime, le Viet Minh ayant été principalement soutenu par la Chine de Mao –, mais pis encore, l’ennemi interne : le PCF.

En quelques paragraphes, Brisson venait de jeter les piliers d’une vision héroïque qui va perdurer jusqu’à nos jours : celle de l’honneur du soldat sacrifié dans cet enfer que fut Dien Bien Phu. Ce que l’on sait moins, c’est comment deux autres hommes, l’écrivain Jean Lartéguy et le cinéaste Pierre Schoendoerffer, prendront en main ce thème pour l’enraciner au cœur de la mémoire française de la guerre d’Indochine. À la veille du 70e anniversaire de la fin de cette bataille épique, évoquons la manière dont ces deux hommes ont transfiguré la tragédie de la défaite pour gagner la guerre pour la mémoire.

Les Centurions de Jean Lartéguy

Né en 1920, Jean Lartéguy entre dans l’armée en 1939 avant d’intégrer les forces de la France libre en 1942 comme commando puis officier dans le 5e régiment d’infanterie. Après la Seconde Guerre mondiale, il est grand reporter pour Paris Match et couvre de nombreux conflits du XXe siècle : ceux d’Indochine, de Corée, d’Algérie et des révolutions en Amérique latine entre autres. Il suit de près l’armée française en Indochine et en Algérie. Comme Brisson, il est anticommuniste et critique ces autorités françaises qui semblent avoir abandonné les soldats à leur triste sort en Indochine. Bien qu’il s’agisse d’une défaite, il voit dans la résistance acharnée des soldats à Dien Bien Phu l’honneur d’une armée et le symbole de son ultime sacrifice.

Son passé militaire lui fournit des entrées dans cette armée enlisée en Indochine puis en Algérie entre 1945 et 1962. En se basant sur son expérience de soldat et ses contacts, en 1960, en pleine guerre d’Algérie, il publie Les Centurions. Si l’histoire porte sur ce deuxième conflit, elle commence au lendemain de la chute de Dien Bien Phu, au moment où les soldats survivants sont envoyés vers un autre calvaire, celui des camps de prisonniers communistes Viet Minh.

Affiche du film « Les Centurions » (« Lost Command » en anglais), tiré du livre de Jean Lartéguy, est sorti en 1966, bénéficiant d’un casting de luxe.

La première partie du livre porte justement sur le « Camp no. 1 ». C’est là où Lartéguy nous brosse un portrait saisissant de ces soldats laissés aux communistes et à leurs terribles méthodes. Une fois libérés et rentrés en France, Lartéguy nous montre que ces soldats sont incapables de s’adapter à la vie civile. Ils sont différents, préférant planer dans un monde unique, le leur, soudés désormais par la fraternité entre soldats, l’honneur, le sentiment partagé d’avoir été « sacrifiés ».

Lartéguy décrit aussi comment nait chez eux une profonde méfiance envers la classe politique qui n’a pas voulu faire la guerre pour la gagner. Il suffit de lire la citation que l’auteur reproduit à la première page de son livre et dont le titre du roman est tiré. Il s’agit des propos d’un centurion romain parti à la guerre au Ier siècle, qui demandait à son frère :

« Je t’en prie, rassure-moi au plus vite et dis-moi que nos concitoyens nous comprennent, nous soutiennent, nous protègent comme nous protégeons nous-mêmes la grandeur de l’Empire. S’il devait en être autrement, si nous devions laisser en vain nos os blanchis sur les pistes du désert, alors que l’on prenne garde à la colère des légions ! »

Le livre fut un bestseller en France, se vendant à deux millions d’exemplaires ! Il sera adapté au cinéma avec à l’affiche des stars comme Alain Delon et Anthony Quinn. C’est ainsi que les thèmes de l’honneur et celui de sacrifice commençaient à se diffuser largement dans la société française et ailleurs.

Le sacrifice sur le grand écran de Pierre Schoendoerffer

Si Pierre Schoendoerffer, né en 1928, était trop jeune pour avoir fait la Seconde Guerre mondiale, il s’était porté volontaire pour l’Indochine en 1952. Nommé cinéaste aux armées, il suit les soldats en opération. Il est présent à Dien Bien Phu, où il est fait prisonnier et envoyé dans un camp communiste.

À son retour en France, c’est le cinéma qui le passionne. Il se distingue vite par sa façon intime de filmer, la puissance de ses images et des musiques choisies dans ses films, son intérêt précoce pour l’expérience des soldats ordinaires, que la caméra à l’épaule suit au plus proche contact, comme pour toucher à l’intensité des souffrances, désarrois et bravoures endurés.

Mais au cœur de ses films, de sa mémoire de la guerre d’Indochine, le thème de l’honneur du soldat-martyr est lancinant. On le voit bien dans son remarquable long métrage sur la guerre d’Indochine sorti en 1965, La 317ᵉ section. Au moment où les combats atteignaient leur paroxysme à Dien Bien Phu au début du mois de mai 1954, les deux chefs principaux de cette section, un jeune sous-lieutenant nouvellement arrivé et son adjoint bien rodé, reçoivent l’ordre de quitter leur poste dans la brousse pour aider une colonne chargée de porter secours au camp retranché. Mission lancée trop tard : c’est déjà le début de la fin.

Poursuivis par une division ennemie, on voit les hommes de la 317e section effectuer une longue marche à travers la jungle, sans issue. On plonge dans ce microcosme humain de ce qui se déroulait en même temps à Dien Bien Phu. Les épreuves qu’ils rencontrent forgent une amitié forte entre les deux chefs et leur compagnie. Le film, tourné en noir et blanc, se confond quasiment en documentaire saisissant à l’instar de La Bataille d’Alger, de Gillo Pontecorvo, sorti en 1966.

Mais Schoendoerffer ne laisse aucune porte ouverte à ses hommes. Il leur demande de faire le sacrifice ultime : le lieutenant s’éteint dans la jungle quelques jours après la chute de la cuvette à Dien Bien Phu. Son adjoint décédera en 1960, nécessairement, en Algérie… Nos deux Centurions meurent, seuls, mais fraternellement unis sous le même ciel : celui de l’expérience de cette longue guerre indo-algérienne si chère à Schoendoerffer et à Lartéguy (pour comprendre qu’il s’agit d’une longue guerre indo-algérienne pour Schoendoerffer, il suffit de regarder ses films L’Honneur d’un capitaine et Le Crabe-Tambour).

En 1992, Schoendoerffer reviendra sur la bataille de Dien Bien Phu. La guerre du Vietnam était terminée, la troisième guerre entre communistes aussi (lire à ce sujet notre article « La guerre sino-vietnamienne de 1979 ou la fin d’une “relation spéciale” » dans le n°126 de la revue Diplomatie). Le Vietnam s’ouvrait à l’extérieur et adoptait un modèle capitaliste pour refaire son économie. Schoendoerffer accompagna même le président François Mitterrand au Vietnam et, bien sûr, à Dien Bien Phu, pour ouvrir un nouveau chapitre dans les relations franco-vietnamiennes.

C’est grâce à cette nouvelle conjoncture que Schoendoerffer put filmer « son » Dien Bien Phu au Vietnam communiste. Mais quarante ans de recul n’ont pas changé la vision de sa guerre. Dans son film nommé après la bataille, on retrouve les thèmes qui lui sont familiers : l’héroïsme, la fraternité entre soldats et l’honneur du sacrifice.

Pendant deux heures, on suit le calvaire des soldats qui se sont battus contre un ennemi toujours invisible, comme dans La 317e section. Les images et la musique se combinent pour créer un effet captivant, sensibilisant l’audience au destin tragique de ces hommes luttant contre toute attente, coupés du monde, terriblement seuls. Le message final est martelé en toute fin lorsque l’un des survivants, l’aumônier, parle au nom de Schoendoerffer en nous rappelant solennellement que le « sacrifice de la vie est un sacrifice énorme, y en a qu’un qui soit plus terrible… le sacrifice de l’honneur ».

Le film se termine sur la longue marche des soldats vers les camps de prisonniers Viet Minh, là où le roman de Lartéguy commence. La boucle est ainsi bouclée. Ensemble, Lartéguy et Schoendoerffer ont magistralement réussi à ancrer l’honneur du soldat sacrifié au cœur de la mémoire française de la bataille de Dien Bien Phu et celle de la guerre d’Indochine qu’elle symbolise. En cette année 2024, 70 ans après la chute de Dien Bien Phu, il est étonnant de constater à quel point les Centurions de Dien Bien Phu, dont Brisson chantait déjà les louanges le 8 mai 1954, dominent toujours la mémoire de cet événement charnière de l’histoire française.

Ouvrir la mémoire du sacrifice ?

Reste à savoir s’il serait possible, un jour, d’élargir cette mémoire française à d’autres expériences, à d’autres acteurs, à d’autres sacrifices.

Après tout, il n’y avait pas que les Français qui se battaient dans cette cuvette à Dien Bien Phu. À leurs côtés on retrouvait des Marocains, Algériens, Sénégalais et Vietnamiens, sans parler des Européens de la Légion étrangère. Et Schoendoerffer et ses camarades centurions ne furent pas les seuls à connaître la prison lors de la guerre d’Indochine. Des dizaines de milliers de prisonniers vietnamiens, civils et militaires, hommes et femmes, ont dû être libérés des camps français après que la guerre d’Indochine s’est terminée à Genève en juillet 1954. Beaucoup d’entre eux ne sont jamais revenus…

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