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Le voyageur contemplant une mer de nuages, Caspar David Friedrich.

Le « sens de la vie » sous le prisme de la justice sociale

« Juger que la vie vaut ou ne vaut pas la peine d’être vécue, c’est répondre à la question fondamentale de la philosophie », écrivait Albert Camus. Pourtant, contrairement à ce que l’on pourrait supposer, l’expression « sens de la vie » est assez récente. Elle aurait émergé pour la première fois dans sa forme actuelle sous la plume de Nietszche en 1875. « L’homme n’est un individu que selon trois formes d’existence : comme philosophe, comme saint ou comme artiste. Il n’est que de voir avec quoi un homme de science tue sa propre vie : qu’est-ce que la doctrine des particules chez les Grecs peut bien avoir à voir avec le sens de la vie ? », écrit Nietszche.

La vie n’aurait donc de sens que pour une personne qui prend sa propre vie en main. Une vie digne d’être vécue est une vie dédiée à l’introspection et au dialogue intérieur selon Socrate ; c’est une vie consacrée à la recherche du savoir pour Platon ; mais pour Aristote, c’est surtout une vie bonne qui aspire au souverain Bien : le bonheur.

Un concept polysémique

Le concept de « sens » revêt quatre dimensions : le sens directionnel, la signification, le sens sensitif et le sens réflexif. Le sens de la vie renvoie d’abord à l’orientation ou la direction que prend une vie de la naissance jusqu’à la mort, ce qui suppose de faire des choix pour déterminer la direction de sa propre vie. Une vie qui a du sens est également une vie à laquelle on donne ou on reconnaît une signification pour la vivre selon sa propre philosophie. La vie a aussi un sens « sensitif » lié aux cinq sens qui correspond à la capacité de ressentir les plaisirs et les jouissances. Il procure une ouverture sur le monde et permet de trouver une saveur à la vie. Le sens de la vie présente enfin une dimension plus réflexive qui se comprend comme une appréciation réfléchie pour vivre sa vie avec une certaine sagesse.

Aspirer à une vie qui a du sens revient à lui donner une orientation, une signification, une saveur et une sagesse pour réaliser sa propre conception de la vie. Les hommes aspirent tous au bien et au bonheur qu’ils conçoivent essentiellement d’après la vie qu’ils mènent. Or, pour réussir à réaliser sa conception du bien ou son projet rationnel de manière satisfaisante au sens de Rawls, encore faut-il que les contingences arbitraires, qu’elles soient naturelles, sociales ou symboliques, n’entravent pas cette quête individuelle de la vie bonne. Élucider le mystère du sens de la vie revient donc à poser la question de la justice car le Bien et le Juste sont intimement liés. On peut trouver des éléments de réponse chez les théoriciens de la justice sociale qui proposent des principes concrets pour rendre la vie digne d’être vécue.

Une société juste pour des vies qui ont du sens

La théorie rawlsienne de la justice sociale est fondée sur l’équité de répartition des « biens premiers » (revenu, pouvoirs, bases sociales du respect de soi, etc.).

Ces biens premiers sont vus comme des moyens qui permettent aux individus de réaliser leur conception du bien en définissant leurs propres projets rationnels et leurs plans de vie. Les principes de justice qui permettent une répartition équitable sont déterminés dans une position originelle où les partenaires sociaux sont placés sous un voile d’ignorance.

Dans cette situation hypothétique, les participants ignorent tout de leur identité, leurs préférences, leurs capacités physiques et mentales et leur statut social. Ils peuvent diverger sur leurs aspirations, leurs philosophies et leurs choix de vie, mais Rawls estime que la délibération les conduira tout de même à un accord sur des principes justes qui permettent à tout un chacun de mener une vie qui a du sens.

Ces principes de justice sont : le principe de liberté qui garantit les libertés de bases pour tous (liberté politique, liberté d’expression et droit de propriété par exemple) ; le principe de différence qui stipule qu’une différence de distribution ne peut être admise que si elle a un impact positif sur le sort des plus défavorisés ; enfin le principe d’égalité des chances qui assure à tous les individus, quelle que soit leur origine sociale, les mêmes chances d’accès aux divers niveaux d’éducation et à toutes les fonctions.

Reconnaissance et capabilités

Mais la justice sociale, au-delà de sa dimension redistributive, doit comprendre une dimension de reconnaissance, définie par Axel Honneth comme une condition de la vie bonne et authentiquement humaine. Le déni de reconnaissance, déclenché par les expériences du mépris et les injustices subies, réduit les possibilités des individus à mener une vie digne d’être vécue.

Selon sa vision, la justice doit intégrer trois modes de reconnaissance (l’amour, le droit et la solidarité) pour permettre aux membres de la société de jouir de la reconnaissance affective, juridique et de l’estime sociale nécessaires à la réalisation de la vie bonne.

Nancy Fraser, qui s’inscrit dans le même courant de pensée, propose une conception multidimensionnelle de la justice sociale qui donne une importance centrale à la reconnaissance et la représentation de tous. Bannir les rapports de domination et lutter contre la hiérarchie des statuts sont des conditions essentielles pour que les individus puissent mener des vies dignes. La reconnaissance signifie également que tous les membres de la société, notamment les groupes minoritaires, sont considérés comme des partenaires sociaux égaux. Pour cela, il faut assurer une parité de participation dans toutes les sphères de la vie : privée, sociale, et politique.

L’approche des capabilités développée par Amartya Sen et concrétisée par Martha Nussbaum considère quant à elle que chaque individu doit avoir la capacité de choisir la vie qu’il souhaite vivre et disposer des moyens pour transformer ses capabilités individuelles en réalisations. Les capabilités sont définies par Nussbaum comme « ce que les gens sont capables de faire et d’être ».

Une vie humainement digne exige le respect d’un seuil de 10 capabilités pour tous les individus : « pouvoir vivre une vie humaine complète ; pouvoir être convenablement nourri et logé, pouvoir éviter toute souffrance inutile ; pouvoir employer les cinq sens et avoir des expériences émotionnelles ; pouvoir développer l’attachement, l’affiliation ; pouvoir se former une conception du bien et entreprendre une réflexion critique sur l’emploi de sa propre vie ; pouvoir vivre avec d’autres et manifester l’intérêt pour d’autres humains ; pouvoir jouer et rire ; pouvoir participer efficacement aux choix politiques ; jouir des droits de propriété sur base égalitaire avec les autres ; pouvoir travailler comme un être humain ; être protégé contre les arrestations et les persécutions arbitraires ».

Intrinsèques au concept de capabilité, la liberté de choisir et l’autodétermination sont au cœur de l’approche de Martha Nussbaum. Le respect du seuil des dix capabilités centrales assure l’égalité des possibilités offertes à chaque personne pour réaliser sa propre vision de la vie bonne.

Pour les philosophes de la justice sociale, une société juste est une société qui procure à tous les individus les moyens de vivre une vie humainement digne qui correspond à leur propre conception du bien. Avec la répartition équitable des biens premiers, la reconnaissance de tous les individus comme des pairs et la garantie des capabilités centrales, une vie qui a du sens devient possible pour tous. Si on insuffle les principes de justice dans les activités humaines et les interactions sociales, on peut œuvrer collectivement pour des vies bonnes qui ont plus de sens.


Sujet de thèse : « Le management des associations sous le prisme de la justice sociale », sous la direction de Philippe Eynaud

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