On n’en finit plus, dans cette campagne électorale, de débattre du service national obligatoire. Lors des primaires, à gauche et à droite, les candidats favorables à son rétablissement sous une forme ou sous une autre, ou à la fabrication d’ersatz du défunt service militaire, ont finalement été sortis. On se souviendra notamment du projet cocasse imaginé par Nicolas Sarkozy de confier les décrocheurs scolaires aux armées.
Emmanuel Macron est venu remettre le sujet sur le tapis en présentant son programme pour la défense, le 2 mars dernier, à Paris. Il y a fait une annonce fracassante : rétablir un service national universel d’un mois encadré par des militaires et des gendarmes.
Objectif cohésion sociale
Un mois et quelques fluctuations langagières plus tard, on peine encore à savoir précisément ce que veut le candidat. En fonction des déclarations successives il s’agirait d’une conscription d’un nouveau genre, à mi-chemin entre un allongement de l’actuelle « Journée défense et citoyenneté », les fameuses « classes » qu’ont connues des générations d’appelés, et une formule raccourcie de l’actuel service militaire volontaire (SMV). Ce service volontaire est lui-même inspiré du service militaire adapté que les départements et collectivités d’outre-mer connaissent depuis 1961, et n’a aucune finalité militaire (les stagiaires ne touchent pas une arme).
Finalement, une seule certitude paraît se dégager : malgré un éventuel et rudimentaire apprentissage du maniement des armes sur lequel le candidat ne s’est pas clairement prononcé, ces jeunes Français n’auront pas vocation à combattre pour la nation. C’est donc bien d’abord un objectif de cohésion sociale qui est affiché.
À première vue, le projet a tout pour plaire, ce qui explique qu’il ait séduit un candidat sensible aux études d’opinion : les militaires sont aimés des Français, toutes les enquêtes le rappellent. Les militaires savent encadrer la jeunesse ; ils forment de jeunes soldats, même si on oublie trop souvent que s’ils sont compétents en la matière, c’est parce que toutes les règles inculquées sont orientées vers un but ultime : combattre efficacement.
Enfin, les interrogations sont nombreuses sur ce qui fonde notre vie nationale et collective. Or, en la matière, les armées rassurent : parce que les soldats consentent au sacrifice de leur vie, elles apparaissent – à tort ou à raison – comme un îlot de certitudes au milieu de débats politiques houleux et incertains. Tout cela vient s’ajouter à une mythologie de la conscription républicaine bien ancrée dans notre mémoire.
Une finalité combattante
Hélas, les réalités viennent souvent contrarier les mythes. Le service militaire obligatoire français n’a pas une histoire linéaire depuis la Révolution. Le degré de mobilisation des jeunes hommes français a fortement varié tout au long du XIXe siècle en fonction des nécessités militaires. C’est seulement parce qu’il y avait une finalité combattante que le service est devenu le creuset qui a marqué notre mémoire.
Sa systématisation après la défaite de 1870 n’a pas échappé à ce principe de réalité. Le premier objectif était bien de répondre à la menace prussienne. Parce qu’on pensait que seule une nation forte pouvait être à même de répondre à nos voisins belliqueux, l’idée de restaurer un corps social abîmé par la défaite et divisé par l’épisode communard a également été un objectif assigné au nouveau service universel et obligatoire. Mais la machine à intégrer à la citoyenneté ne fonctionnait, de fait, que parce que les appelés – bon gré mal gré – portaient effectivement les armes.
Après 1962, l’histoire du service national n’a été que celle d’un lent délitement dans un contexte où les appelés n’avaient plus vocation à se battre pour leur pays, notamment à cause du traumatisme de la guerre d’Algérie. L’objectif supérieur n’existait plus. En toute logique, le rôle secondaire de brassage social et de creuset pour la cohésion nationale s’est effrité. En 1996, lorsque Jacques Chirac annonce la suspension de la conscription, un garçon sur deux seulement fait encore son service.
Faire des citoyens ?
Vingt ans plus tard, Emmanuel Macron propose donc une formule nouvelle pour les 600 000 jeunes Français qui seraient appelés chaque année. Ce choix suppose une mobilisation massive des militaires : 15 000 encadrants seraient nécessaires, estiment certains. Au-delà même de la question des moyens, qui n’est pas négligeable, cette proposition repose sur une incohérence fondamentale.
Parce que la finalité ne serait pas militaire, il faudrait donc en choisir une autre : faire des citoyens ? Mais qu’est-ce que faire des citoyens ? L’école républicaine elle-même est empêtrée dans ce débat auquel nos responsables politiques ne semblent plus pouvoir apporter une réponse consensuelle. Qui déciderait des contenus théoriques délivrés pour faire de bons citoyens ? Parce que répondre à ces questions pour le seul service national renverrait à des enjeux collectifs bien plus vastes et devenus sensibles, faisons le pari qu’elles ne seraient pas posées, ou alors seulement de manière superficielle. Il faudrait au moins un quinquennat entier pour y répondre en profondeur.
À l’arrivée, resterait donc un stage obligatoire d’un mois dans un cadre militaire, avec quelques activités utiles (l’apprentissage des premiers secours), des règles de vie collective qui ne peuvent faire de mal à personne et une découverte sommaire des enjeux de défense qui ne nuirait pas. Mais parce qu’aucune finalité ultime ne serait clairement affirmée, parce qu’aucun but supérieur ne viendrait donner du sens à cette expérience militaro-citoyenne, son caractère obligatoire sera inéluctablement, et à juste titre, un sujet de débat.
On pourra l’habiller avec de belles phrases, mais ceux qui y passeront seront forcément très inégalement convaincus et réceptifs parce que la seule communication n’a jamais été une arme efficace de cohésion nationale.
Faire la guerre et combattre
Enfin, on se priverait une fois de plus d’une réflexion réelle sur le rôle des armées au sein de la nation. S’il n’est pas figé, s’il a toujours évolué en fonction des circonstances, il a aussi toujours été ordonné à une fin non négociable : les militaires sont faits pour faire la guerre et combattre. Le pouvoir peut décider d’en user autrement, mais ce choix n’est légitime que s’il mobilise des effectifs marginaux ou s’il est limité dans le temps. Demander à un professeur de « faire du social » sans mettre en œuvre son cœur de métier (la transmission des savoirs) mène inéluctablement dans une impasse. Pourquoi en serait-il autrement des militaires ?
La proposition d’Emmanuel Macron vient heurter cette règle de base. Contrairement à ce qu’il a pu penser, en faisant cette proposition, le candidat ne rend pas justice à ce qu’il est convenu d’appeler « les valeurs militaires ». Il vient même prouver à quel point, homme de sa génération, il est victime comme tant d’autres d’une solide inculture en la matière.