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Un policier russe fouille un homme
Migrants tadjiks contrôlés à Moscou, 2023. The Insider Russia, CC BY-SA

Le Tadjikistan, nouvelle base arrière de la menace djihadiste ? Un raccourci trompeur

L’attentat du Crocus Hall dans les faubourgs de Moscou marque l’échec du renseignement russe (FSB) à lutter contre la menace terroriste en Russie depuis qu’il est occupé à contenir toute opposition à la guerre en Ukraine. N’ayant pu prévenir cette attaque, le FSB s’est empressé de trouver des coupables : une dizaine de migrants tadjiks, parmi lesquels les quatre assaillants présumés, dont les aveux ont visiblement été obtenus sous la torture.

L’identité tadjike des terroristes et la revendication de l’attaque par l’État islamique au Khorassan ont rapidement orienté les analystes et journalistes vers l’Asie centrale, une région présentée depuis plus de vingt ans comme la poudrière du monde. Pourtant, faire du Tadjikistan la nouvelle tête de pont du djihadisme est un raccourci trompeur.

Le Tadjikistan, une expérience unique d’islam politique en Asie centrale

En accédant à l’indépendance en 1991, le Tadjikistan, peuplé aujourd’hui d’environ 10 millions d’habitants s’est divisé entre deux visions diamétralement opposées de la place de l’islam dans la vie politique : face à la continuité d’une société laïque portée par les anciens communistes, l’opposition réclamait un retour aux fondements de l’islam sunnite et l’établissement d’un régime islamo-démocrate.

Ce conflit idéologique entraîna une véritable guerre civile, sur laquelle le pouvoir actuel s’est construit. C’est en effet l’arrivée au pouvoir en 1996 du premier régime taliban en Afghanistan, avec lequel le Tadjikistan partage plus de 1 000 kilomètres de frontière, qui a précipité la résolution du conflit dans le but d’éviter un effet domino de l’islamisme sunnite en Asie centrale.

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L’accord de paix signé en juin 1997 après une médiation active de la Russie et de l’Iran stipulait la création d’un gouvernement d’union nationale entre les ex-communistes au pouvoir, autour de la figure de l’actuel président Emomali Rahmon, et l’opposition dominée par le Parti de la Renaissance Islamique du Tadjikistan (PRIT), qui contrôlait 30 % du territoire. Ce partage du pouvoir a permis l’avènement au Tadjikistan d’un islam politique, expérience unique à ce jour en Asie centrale.

Fête de l’Aïd à Khoudjand, Tadjikistan. Hélène Thibault, Fourni par l'auteur

Mais au cours des années 2000, la consolidation autoritaire du régime s’est traduite par une marginalisation progressive de l’opposition islamique au fil d’élections contrôlées par le pouvoir. Le glas de cet islam politique tadjik a sonné en 2015 lorsque, fort du soutien international dans la lutte contre l’islamisme, le gouvernement a classé le PRIT organisation terroriste et interdit la création de partis politiques à base religieuse. Les représentants de cette mouvance se retrouvèrent en exil ou dans les geôles du pays, et les Tadjiks favorables à une revalorisation de l’islam se retrouvaient désormais orphelins.

Le gouvernement leur offrait seulement la perspective d’un État séculier (article 1er de la Constitution de 1994) avec une surveillance stricte du culte. Dans une société de culture musulmane, l’interdiction du port de la barbe ou du hidjab dans l’espace public pouvait être perçue par une partie de la population comme une violation de la liberté de conscience et générer un profond ressentiment à l’égard du régime.

L’État islamique, un exutoire idéologique pour une minorité de Tadjiks

En l’absence de perspective au sein d’un Tadjikistan de plus en plus répressif vis-à-vis des pratiques non officielles de l’islam, l’avènement en 2013 de l’État islamique en Irak et au Levant (EI) est apparu comme une alternative pour les Tadjiks en quête d’une société conforme aux préceptes de l’islam. Mais les estimations des ralliements à l’EI indiquent que les Tadjiks sont proportionnellement moins nombreux que bien des pays arabes et même européens, avec en 2015 un taux de combattants de l’EI par million d’habitants (24) situé entre celui du Danemark (27) et de la France (18).

Proportion de combattants au sein de l’État islamique par pays d’origine, 2015. Radio Free Europe/Radio Liberty

Deux facteurs vont accélérer les départs. La défection pour l’EI en mai 2015 du colonel Khalimov, chef des forces spéciales de police du Tadjikistan, et d’une partie de ses troupes fait l’effet d’une bombe pour le régime. Nommé ministre de la Guerre de l’EI, il joue un rôle central dans le recrutement de volontaires en Asie centrale.

La chute de l’EI en 2019 et son redéploiement en Afghanistan sous la forme de l’État islamique au Khorassan (EI-K) rapprochent la mouvance islamiste de l’Asie centrale. Alors que la langue russe avait longtemps été privilégiée par l’EI pour diffuser à moindre coût sa propagande djihadiste auprès des musulmans de tout l’espace post-soviétique, désormais l’EI-K développe une stratégie de communication à destination des militants de la région, dans les deux langues les plus répandues, l’ouzbek et le tadjik. Bénéficiant d’algorithmes de traduction devenus très performants, la fondation Al-Azaim, organe de presse officiel de l’EI-K, dispose ainsi de services en plusieurs langues locales qui lui permettent de cibler le Tadjikistan, et plus généralement l’Asie centrale, pour le recrutement des combattants, la collecte de fonds auprès des militants et la dénonciation des régimes « impies ».

Si les Tadjiks sont restés minoritaires au sein des troupes de l’EI et de l’EI-K, ils conservent un rôle important dans les instances et les opérations extérieures de l’organisation. Rien d’étonnant donc que leur ethnonyme soit associé ces derniers mois aux actions de l’EI-K : en décembre 2023, la tentative d’attentat contre la cathédrale de Cologne ; en janvier 2024, les deux attaques terroristes de Kerman en Iran, et la fusillade contre une église d’Istanbul. L’attentat du Crocus Hall du 22 mars se produit donc dans la continuité de ces attaques, mais il n’est pas le premier commis par cette mouvance en Russie. Le 7 mars, le FSB avait déjà déjoué une tentative d’attentat contre une synagogue de la région de Moscou, tuant 2 ressortissants kazakhs accusés d’appartenir à l’EI-K.

Pour autant, il serait hâtif d’en conclure que le Tadjikistan est le ventre mou de l’Asie centrale, par où s’infiltreraient les djihadistes. Le profil des assaillants présumés du Crocus Hall montre qu’il s’agit de travailleurs migrants installés en Russie depuis un certain temps, et non pas d’individus arrivés de fraîche date dans le but de commettre un attentat.

Les travailleurs migrants, une cible privilégiée de l’EI-K

Selon les données officielles de 2023, il y aurait en Russie 1,3 million de migrants tadjiks parmi plus de 5 millions de ressortissants étrangers. Il faut ajouter à cela 600 000 Tadjiks ayant obtenu la citoyenneté russe, en vertu d’un accord de double citoyenneté entre la Russie et le Tadjikistan, un cas unique dans l’espace post-soviétique. Au total donc, ce sont près de deux millions de Tadjiks qui travaillent en Russie de manière permanente ou saisonnière, soit le tiers de la population active du pays, et plus de la moitié des hommes adultes, sachant que la migration de travail des Tadjiks est essentiellement masculine.

Ce flux migratoire place le Tadjikistan et la Russie dans une relation d’interdépendance : pour le premier, la Russie représente un déversoir démographique indispensable pour tempérer les revendications économiques et sociales de la population, mais également une source considérable de revenus. À l’exception des années Covid, les transferts des migrants représentent le tiers du PIB du Tadjikistan. Quant à la Russie, dont le déclin démographique est notoire, l’immigration fournit depuis le milieu des années 2000 une main-d’œuvre essentielle à l’économie rentière et aux services. L’invasion de l’Ukraine en 2022 et l’envoi au front de centaines de milliers d’hommes issus pour la plupart des classes les plus défavorisées ont rendu plus précieuse encore cette force de travail non qualifiée.

Comment comprendre dès lors que ces migrants tadjiks, arrivés en Russie pour des raisons avant tout économiques, décident soudainement de s’engager dans une entreprise terroriste ? Tout simplement parce que leur radicalisation n’est pas liée à leur pays d’origine ou à leur identité ethnique, mais plutôt à leur expérience migratoire. À l’heure où les réseaux djihadistes opèrent selon des logiques transnationales, il est plus utile d’observer les modalités de socialisation des migrants en Russie même, et non pas dans leur village d’origine, où le régime laïciste liberticide empêche toute expression de défiance à l’égard de l’islam officiel.

Pour les travailleurs isolés – ceux partis seuls en migration –, la mosquée est bien souvent leur unique espace de sociabilité, en dehors du lieu de travail et du logement collectif. Et c’est précisément au contact de leurs coreligionnaires de Russie, notamment les Tatars et les Tchétchènes, que ces migrants découvrent une religiosité décomplexée. Ils peuvent ainsi explorer une identité musulmane longtemps brimée dans leur pays d’origine, développer des réseaux et acquérir des ressources nécessaires à leur renaissance islamique. Être musulman, c’est appartenir à un réseau de solidarité religieuse.

Une solidarité d’autant plus chère aux migrants qu’ils se retrouvent éloignés du noyau familial qui constitue au Tadjikistan un socle fédérateur solide, sont marginalisés au sein d’une société russe qui les considère au mieux comme des gastarbeiter au pire des tchiorny (« noirs »), vivent reclus dans des quartiers pauvres et périphériques, et sont souvent privés d’un réseau social protecteur. C’est bien en jouant sur la fibre solidaire, sur le sentiment d’identité collective et de justice sociale que les recruteurs islamistes parviennent à convertir les travailleurs migrants en born-again radicalisés.

Ce n’est donc pas en Asie centrale mais bien en Russie qu’il faut chercher les fondements de la radicalisation des migrants tadjiks, à travers les réseaux religieux qui ont pignon sur rue, les relations de dépendance entre le pouvoir politique et la religion, et les effets paradoxaux de l’instrumentalisation de l’islam.

En attendant, l’identité ethnique des quatre assaillants présumés du Crocus Hall a stigmatisé l’ensemble de la communauté tadjike et déclenché une vague sans précédent d’actes racistes à l’encontre des migrants : insultes, menaces, harcèlement accru de la part des forces de l’ordre. Au point que le ministère des Affaires étrangères du Kirghizstan a recommandé de suspendre tout déplacement en Russie.

À l’instar de tous les pays du monde, les dirigeants d’Asie centrale ont condamné l’attaque terroriste, le président Rahmon déclarant même à son homologue russe : « les terroristes n’ont pas de nationalité ». Mais aucun n’a exprimé à ce jour la moindre inquiétude pour la sécurité de ses ressortissants, pas plus qu’au cours des derniers mois alors même que les raids de la police russe se multipliaient pour enrôler les migrants sur le front ukrainien.

Outre les intimidations, chantages et autres duperies pour forcer les travailleurs migrants à s’engager « volontairement » dans l’armée, ces contrôles massifs et souvent violents visent à trier sur le volet ceux qui ont disposent de la citoyenneté russe pour les rappeler à leur devoir militaire.

De toute évidence, la perspective de l’enrôlement forcé des migrants dans une guerre dénuée de sens a accentué depuis 2022 leurs griefs à l’égard des autorités russes et, par voie de conséquence, l’adhésion de certains d’entre eux au discours plus séduisant d’un combat pour la justice divine. Si l’attentat du Crocus Hall est lié à la guerre en Ukraine, comme l’affirme le Kremlin, ses racines ne sont à chercher en priorité ni à Kiev, ni à Douchanbé, mais avant tout en Russie.

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