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Le vote utile est-il un problème ?

Les appels à « voter utile », notamment à gauche, interrogent les modes de représentation démocratique. Rennes, 7 mars 2022. Damien Meyer/ AFP

À la présidentielle de 1965, le parti communiste se range dès le premier tour derrière la candidature de François Mitterrand. Le secrétaire général Waldeck Rochet justifie ce choix comme étant celui du vote utile, c’est-à-dire « un vote qui pèse réellement dans la balance ». Il s’agit alors d’affaiblir le général de Gaulle en le mettant en ballotage et de faire en sorte que son adversaire pour le second tour soit le candidat de l’union de la gauche plutôt que le candidat centriste. Ce plan se réalise parfaitement, puisque de Gaulle n’est pas élu dès le premier tour et ne l’emporte qu’à 55,20 % au second tour contre Mitterrand.

Il y a cependant une autre lecture de ce résultat : les électeurs communistes ont été contraints de voter pour François Mitterrand dont, de l’aveu même du communiste Waldeck Rochet « les options politiques […] ne contiennent pas toutes les mesures prévues dans notre programme », sachant que « sur certaines questions, nos opinions diffèrent des siennes ». Les électeurs communistes, dont le camp ne l’a finalement pas emporté, n’ont surtout pas eu l’occasion d’exprimer sincèrement leur opinion.

Le dilemme entre un vote d’expression et un vote utile

Certes, le vote utile n’est pas toujours organisé par les partis. Mais beaucoup d’électeurs se trouvent individuellement face au dilemme qui impose de choisir entre un vote d’expression et un vote utile : au premier tour de l’élection présidentielle, dois-je voter utile pour que mon vote compte ?

Le vote utile peut être une source de frustration pour les électeurs quand il suppose de sacrifier l’expression sincère de sa préférence électorale. Il pèse aussi sur la perception et la dynamique du paysage politique. Car au-delà de la désignation du vainqueur, les scores électoraux sont la jauge de l’importance relative des candidats et des sujets qu’ils incarnent, ainsi associe-t-on par exemple un « signal écologiste » au score obtenu par le ou la candidate qui représente ce parti.

La détermination du vote utile s’appuie sur l’information diffusée sur les chances relatives des candidats en lice. Lors de l’élection présidentielle, pendant des semaines, des sondages presque quotidiens conduisent, à tort ou à raison, les électeurs à identifier les candidats susceptibles de se qualifier pour le second tour. Dans certains cas, comme en 2017, les enquêtes prévoyaient des scores très serrés pour les quatre candidats (effectivement) arrivés en tête, si bien que les électeurs pouvaient prévoir que toute voix attribuée à un autre candidat serait par avance perdue.

Aussi la pression du vote utile réduit-elle l’offre politique en invisibilisant une partie des candidats : ceux qui n’ont aucune chance d’être présents au second tour. Il est encore trop tôt pour se prononcer sur le scénario de la présidentielle de 2022, mais la dispersion de la gauche pourrait effacer du tableau tout cette famille politique, dont aucun des candidats ne pourrait espérer être présent au second tour.

Le vote utile n’est pas un problème moral

Le vote utile n’est pas un problème moral. Si voter consister à participer au choix d’un vainqueur, on doit s’attendre à ce que les électeurs votent en fonction de préoccupations stratégiques. Le vote utile est même une bonne option pour ceux qui le pratiquent. La gauche a appris à ses dépens à la présidentielle de 2002 que l’insuffisance de vote utile pouvait transformer une possible victoire en échec retentissant.

En effet, les 600 000 électeurs qui se sont exprimés en votant pour Christiane Taubira au premier tour de cette élection, envisageaient en majorité de voter pour Lionel Jospin au second tour ; il a pourtant manqué 200 000 voix à celui-ci pour y accéder. Sans présumer d’un résultat de second tour qui n’était pas acquis, les électeurs qui préféraient Lionel Jospin à Jacques Chirac, se seraient ouvert la possibilité d’un meilleur résultat final en votant utile dès le premier tour.

Le vote utile n’a cependant, rien d’un réflexe automatique pour tous les électeurs français : même placés dans une situation à l’issue aussi incertaine que le premier tour de la présidentielle de 2017, ils étaient deux fois plus nombreux à s’exprimer en faveur de leur candidat favori distancé dans les sondages – comme nous le montrons dans un article – qu’à se reporter sur un candidat, un peu moins satisfaisant de leur point de vue, mais qui a une chance d’arriver au second tour.

Une source d’inégalités entre les électeurs

Cette situation est une source d’inégalités entre les électeurs. Voter utile nécessite d’être bien informé de l’évolution des sondages, d’y consacrer du temps, de mesurer les enjeux qui existent derrière ces chiffres, et d’y consentir. Il n’est pas étonnant dans ces conditions que les plus âgés, les plus riches et les mieux éduqués soient les plus susceptibles de voter stratégiquement, ainsi que l’a établi une étude réalisée sur plusieurs élections au Royaume-Uni.

Remarquons que les caractéristiques de ceux qui ne votent pas utile – plutôt jeunes, défavorisés et peu diplômés – sont aussi celles de ceux de qui ne votent pas ou qui ne sont pas inscrits sur les listes électorales : la mal inscription en France touche essentiellement les 18-35 ans, et l’abstention concerne environ deux fois plus les sans diplômes que les diplômés du supérieur ou titulaires d’un bac, ainsi que les ouvriers plutôt que les cadres. Il faudrait certes confirmer les tendances du vote utile par catégorie sur les données françaises mais, déjà, cette coïncidence ouvre une piste.

Le vote utile crée un biais social en renforçant la segmentation entre une population qui s’exprime et qui compte, et une population qui, qu’elle s’abstienne ou qu’elle participe au scrutin, ne compte jamais. Le vote utile n’est pas un problème moral mais un problème social. Prendre ce problème au sérieux devient alors une responsabilité essentielle de la démocratie.

Une pression qui varie en fonction des modes de scrutin

La pression du vote utile varie selon les modes de scrutin. Il en existe qui la réduise en permettant aux électeurs de s’exprimer sur chaque candidat. Ces modes de scrutin ne se résument pas à de simples constructions théoriques. Certains sont effectivement utilisés dans différents pays, comme le vote unique transférable mis en œuvre depuis longtemps pour les élections irlandaises, et en cours de développement aux États-Unis. Les électeurs classent plusieurs candidats ; si un électeur positionne en tête un petit candidat, sa voix n’est pas perdue car elle est transférée au candidat qu’il a classé derrière si ce petit candidat est éliminé.

D’autres modes de scrutin considèrent les évaluations sur une échelle prédéfinie que les électeurs donnent à chaque candidat pour désigner le vainqueur. Le jugement majoritaire, qui a été utilisé lors des primaires populaires de 2017 et 2022, sélectionne le candidat qui obtient la meilleure évaluation médiane. Les systèmes de vote par note (dont le plus simple est le vote par approbation), donnent vainqueur celui qui a la somme des notes la plus élevée (respectivement le plus grand nombre d’approbations). Les réflexions sont en cours et l’enjeu est de taille : identifier un mode de scrutin moins manipulable qui puisse être compris et mobilisé par le plus grand nombre, y compris par les plus jeunes, les plus pauvres et les moins éduqués est l’une des clés d’une démocratie inclusive.

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