L’avènement du numérique tend à décanter, purifier et distiller le statut de l’enseignant, en le délivrant des scories qui alourdissaient et encombraient jadis sa tâche. Il apparaît de plus en plus clairement que le cœur de son travail consiste moins à « transmettre des connaissances » (Wikimédia, les MOOCs, les manuels, les tutoriels et les immenses banques de données accessibles en ligne depuis n’importe quel smartphone tiennent ces connaissances à notre disposition) qu’à « éduquer l’attention », comme le précise l’anthropologue Tim Ingold. Cette formule peut se décliner de multiples façons.
Un art de la préhension
Cela implique d’abord d’apprendre où, comment et grâce à qui accéder à ce dont nous avons besoin pour résoudre le problème auquel nous nous trouvons confrontés. Au sein d’un monde de plus en plus riche en « données » – où, comme l’écrit Michael Wheeler :
« La capacité à trouver en temps réel les bonnes informations en réseau (non seulement des faits, mais de quoi résoudre les problèmes) peut être considérée comme plus importante que la capacité de retenir ces informations dans sa mémoire organique ».
C’est l’art de la bonne préhension que doivent désormais transmettre les enseignants (pour autant qu’ils l’aient acquis eux-mêmes !).
Cette éducation de l’attention passe par le partage de gestes de recherche – et les enseignants seniors ont sans doute des choses à apprendre de leurs élèves juniors sur ce plan aussi. Cet art de la préhension s’enseigne moins par la théorie ou par des prescriptions de méthode qu’à travers l’imitation participative.
Chercher ensemble, partager ses savoir-faire, ses ressources, ses trucs, ses sensibilités, ses intuitions, bref tout ce qui fait de la recherche une performance toujours un peu hasardeuse et surprenante, condamnée à une invention et à une improvisation perpétuelle : voilà ce qui ne peut passer qu’à travers une imitation toujours beaucoup plus fine que les règles d’explicitation qu’on tentera d’en tirer.
Cet art de la bonne préhension inclut bien entendu un questionnement relatif à la fiabilité des données qu’on va pêcher sur Internet. Ces questions ne sont toutefois nullement propres à l’Internet, même si celui-ci l’exacerbe en abaissant le seuil de censure et de vérification de ce qui se trouve publié. Non moins qu’apprendre à reconnaître ce qui mérite de faire autorité parmi tout ce que peuvent me ramener les filets de nos moteurs de recherche, le défi consiste tout autant à conjuguer les différents modes de lecture proposés par les différents médias à travers lesquels passent aujourd’hui les discours.
Loin d’être mutuellement exclusifs et contradictoires, la saisie sérendipitaire de citations collectées par papillonnage sur des sites web et la plongée patiente dans la lecture suivie d’un imprimé de plusieurs centaines de pages doivent être défendues comme complémentaires, et également indispensables à un véritable geste de recherche. Toutes deux requièrent leur entraînement propre, chacune offrant un mode de préhension irréductible à l’autre et irremplaçable.
Un art de la conversation
Or on apprendra d’autant mieux à être attentifs, au sein du monde humain, qu’on apprendra à y être attentionné. Comme le répète Shirley Turkle dans son dernier ouvrage en date, Reclaiming Conversation, même si les appareils numériques nous permettent d’obtenir avec une facilité inouïe les informations dont nous avons besoin au moment où nous en avons besoin – et même si l’apprentissage de cette préhension fait certainement partie des tâches importantes qui incombent aujourd’hui aux institutions d’éducation – rien ne serait pire que de centrer l’interaction pédagogique autour des machines. Son cœur le plus vivant, le plus stimulant et le plus nourrissant reste et restera l’art de la conversation, c’est-à-dire l’ajustement permanent, intuitif, nuancé, infiniment subtil, miro-temporel et micro-gestuel de sujets qui s’estiment en face à face, indissociablement attentifs et attentionnés les uns envers les autres.
La distribution inégale des savoirs spécialisés s’inscrit dans un contexte plus large où l’enseignant ignore nécessairement plein de choses, et où les enseignés savent habituellement plein de choses, eux aussi. En ce sens, l’éducation de l’attention va bien dans les deux sens : le bon enseignant est celui qui sait se rendre attentif à ce à quoi sont attentifs ses élèves, surtout lorsqu’ils sont attentifs à des aspects qui lui paraissent sans pertinence dans ce qu’il s’efforce de leur faire observer.
Plus les questions ou les incompréhensions des étudiants paraîtront surprenantes (« idiotes »), plus il aura l’occasion de découvrir son objet d’enquête (apparemment bien connu) sous le jour d’interrogations inédites. Le défi de l’éducation de l’attention est ici de savoir ne pas réduire des errances à de simples erreurs. La différence entre les deux est essentielle – au point d’être une condition de survie de nos subjectivités à l’heure du numérique ubiquitaire.
Un art de l’erratisme
Errare humanum est : l’expression est généralement utilisée pour confesser une erreur, attribuable à la faillibilité des entreprises et des capacités humaines, trop humaines. Le moment est peut-être venu d’en retourner la portée : et si c’était le propre des humains que d’errer ? Il est un erratisme interprétatif qui ne saurait se réduire ni à une erreur, ni à une panne, ni à un glitch : ce mouvement sort certes du droit chemin, de celui qui était attendu a priori, pour faire un détour, un écart, une errance dont il ramène quelque chose d’autant plus précieux, justement, qu’il était inattendu et, dans l’état actuel de nos appareils, imprédictible, improgrammable.
Or tel est bien l’enjeu de l’attention, dans ce qu’elle a d’émancipateur. Contrairement à un modèle aujourd’hui dominant, être attentif n’équivaut nullement à être concentré de façon exclusive sur une tâche unique dont le bon accomplissement requiert l’ensemble de nos ressources mentales. De cette attention-là, dont le modèle est le travailleur en usine de l’ère industrielle, Simone Weil soulignait à quel point elle était « asservissante ».
Elle ne saurait servir de modèle à l’attention attendue des élèves d’une institution éducative qui se voudrait autre chose qu’un dressage de l’animal humain à des fins étroitement et mécaniquement productives. La véritable attention, l’attention émancipatrice, découvreuse, inventrice – que la philosophe Natalie Depraz rebaptise « vigilance » – est tout au contraire une attention ouverte (plutôt que concentrée), une attention scrutant le potentiel obscur des périphéries et des fonds (plutôt que focalisée sur une figure centrale), une attention en recherche active de surprises (plutôt qu’accaparée par la reconnaissance d’un déjà-connu). Bref : une attention curieuse plutôt qu’appliquée.
Apprendre à démentir ses propres traces
On ne peut être curieux qu’en acceptant d’errer, de sortir du droit chemin de ce qui était déjà prescrit parce qu’attendu. Cette curiosité qui excède les données pour aller prendre quelque chose qui nous échappe est devenue centrale à l’heure du numérique ubiquitaire et des big data.
Le problème central peut se formuler par la question suivante : comment concevoir mon geste de recherche de façon à ce que j’y trouve quelque chose de plus riche pour ma singularité que ce vers quoi me dirigent des algorithmes régis par la loi des grands nombres ? Aiguiser, raffiner, défier la curiosité des étudiants, de façon à les faire systématiquement excéder les attentes et les notifications suscitées par leurs profils statistiques : voilà la tâche centrale de l’éducation supérieure au sein du monde de l’accès.
À l’heure où le traitement algorithmique des big data, agencé par les plateformes sous l’emprise de la compétition capitaliste, tend à enfermer nos comportements à venir dans l’inertie des traces laissées par nos comportements passés, l’erratisme qui fait le propre de l’humain en tant que force de curiosité émancipatrice prend la forme d’un appel à démentir ses propres traces.