« Un palais de la main gauche, palais à femmes », ronchonnait le général de Gaulle en s’installant à l’Élysée en janvier 1959. Et il ajoutait : « Cette maison est trop bourgeoise, l’esprit n’y souffle pas. »
Aux yeux du militaire qu’était de Gaulle, cet hôtel particulier transformé en palais républicain ne présentait pas la solennité et l’austérité nécessaires pour incarner la grandeur de la Nation. Par ailleurs, il le trouvait trop enclavé dans le faubourg Saint-Honoré et peu fonctionnel avec ses enfilades de salons exigus et surchargés de dorures. Aussi envisagea-t-il très sérieusement d’installer ailleurs la présidence de la République, par exemple aux Invalides, à l’Ecole militaire ou au château de Vincennes, dont la majesté reflétait le tragique du récit national.
Ce n’est donc qu’à regret qu’il accepta d’emménager à l’Élysée, au nom de la continuité de l’histoire républicaine, qui avait vu défiler entre ses murs tous les présidents depuis Louis-Napoléon Bonaparte.
Un palais des plaisirs
Au fond, ce qui fait le secret de l’Élysée, son attractivité presque mystérieuse, n’est-ce pas précisément qu’il se rattache à une histoire bien antérieure à celle de la République ? N’est-ce pas précisément la nostalgie de l’ancien régime qui lui donne tant de valeur dans un système politique profondément imprégné par l’image du pouvoir personnel et de la monarchie républicaine ?
Rappelons d’abord que ce palais républicain fut d’abord l’hôtel particulier d’un aristocrate du XVIIIe siècle, le comte d’Évreux, qui le fit édifier en 1720 pour se hisser au rang des plus Grands du Royaume, parce qu’il était de noble lignée.
Ce fut donc à l’origine un palais des plaisirs, l’une des plus belles demeures aristocratiques du faubourg, et c’est la raison pour laquelle Madame de Pompadour se le fit offrir en 1753 par le roi Louis XV qui ne pouvait rien refuser à son ancienne maîtresse, devenue sa principale conseillère.
Et il est intéressant de rappeler que dès cette époque l’hôtel de « la Putain du Roi », née Jeanne Poisson, apparut à la population environnante comme un symbole insupportable de l’arrogance des privilégiés. Sur les murs du quartier, on pouvait lire :
« Fille d’une sangsue et sangsue elle-même,/Poisson, dans ce palais, d’une arrogance extrême,/Fait afficher partout, sans honte et sans effroi/Les dépouilles du peuple et l’opprobre du Roi. » (Quatrain fait par M. de Rességuier, chevalier de Malte, enseigne à pique dans le régiment des gardes françaises.)
C’est ainsi que dès son origine, le futur palais républicain apparaissait comme un emblème répulsif du pouvoir absolu.
De l’Élysée Bourbon à l’Élysée Napoléon
La Révolution française le négligea, le laissant même habité par la duchesse de Bourbon, cousine de Louis XVI, et qui le baptisa « Elysée-Bourbon ». Mais celle qui s’était dénommée « citoyenne Vérité » dans l’enthousiasme de la révolution naissante finit néanmoins par s’enfuir en 1797.
Et c’est Napoléon Ier qui en fit pour la première fois en 1805 un lieu de pouvoir en le confiant à sa sœur Caroline, marié à Joachim Murat, maréchal d’Empire, puis en occupant lui-même à partir de 1809 cette demeure princière, désormais appelée « Elysée-Napoléon. »
D’ailleurs, aux yeux du général de Gaulle, la seule légitimité historique de l’Élysée résidait dans le fait que l’Empereur y ait signé son acte d’abdication dans le salon d’Argent, le 22 juin 1815. Napoléon avait fait entrer la grande Histoire à l’Élysée, et désormais elle ne le quitterait plus.
Si l’Assemblée nationale décida d’attribuer « l’Elysée-National » au président de la République, qui venait d’être triomphalement élu le 10 décembre 1848, ce n’est parce que Louis-Napoléon Bonaparte était le neveu de l’Empereur, mais parce que l’on ne voulait pas l’installer au palais des Tuileries, symbole de la monarchie défunte. Le paradoxe étant que le premier président de la République qui s’installa à l’Élysée en 1874 était le maréchal de Mac-Mahon, royaliste de cœur et de convictions. Et l’on voit à quel point, dans l’histoire même de ce palais devenu le centre de la République, le rapport avec la monarchie a imprégné l’inconscient collectif des Français.
D’ailleurs, sous la IIIe République, qui se présentait pourtant comme l’antithèse du pouvoir personnel hantée qu’elle était par le spectre du bonapartisme, le retour du refoulé monarchique ne tarda pas à se manifester.
Si le vieux républicain Jules Grévy y maintint une austérité de façade, cloîtré dans son palais présidentiel, son successeur Sadi Carnot comprit très vite qu’il fallait donner une sorte de faste monarchique à sa fonction, se montrer, multiplier les réceptions au palais, tel un souverain d’ancien régime.
Sa femme Cécile y lança la tradition de l’arbre de Noël de l’Élysée, pour les enfants pauvres, elle organisa des « matinées musicales » dans les jardins, autant de rites empruntés aux monarques du temps passé.
Et la quintessence de ce mimétisme royal fut sans aucun doute Félix Faure, que la presse surnomma « Félisque Ier » pour son goût du luxe et de l’ostentation, et dont la mort même, dans les bras de sa maîtresse Marguerite dite Meg Steinhell, renvoyait à tout un imaginaire monarchique.
Des monarques républicains
Il est évident que le régime semi-présidentiel de la Ve République n’a fait que renforcer cette perception collective d’un « monarque républicain » enfermé dans son palais, d’où il contrôle d’une main de fer chaque rouage de l’État. Les plus anciens se souviennent des conférences de presse du général de Gaulle dans la salle des fêtes de l’Élysée, surplombant de sa majesté souveraine le petit peuple des journalistes.
D’autres encore se rappellent des dernières années du septennat giscardien, qui virent le président de la modernité se replier sur les rituels surannés d’une fin de règne difficile, ou des abus de pouvoir pharaoniques de François Mitterrand, qui fit installer à l’Élysée une cellule d’écoutes illégales, réminiscence lointaine des espions du roi.
Dans ces conditions, il n’est pas étonnant que le palais présidentiel exerce aujourd’hui une telle fascination-répulsion pour une grande partie des Français. Fascination pour le lieu du pouvoir par excellence, où se bousculent chaque année les visiteurs lors des journées du patrimoine, mais aussi répulsion pour ceux qui y voient la forteresse d’un souverain autoritaire et tout puissant.
C’est ainsi qu’au premier samedi des manifestations des « gilets jaunes », le 17 novembre 2018, on pouvait entendre près de l’Élysée le slogan « Macron comme Louis XVI » ou « Manu, on arrive », comme en référence aux révolutionnaires venus chercher le roi à Versailles pour le ramener à Paris, le 6 octobre 1789. (Blog de Cerisette « Mes Maux de Vie », 20 décembre 2018.)
Une référence que Jean-Luc Mélenchon a reprise à son compte pour mobiliser les manifestants contre la vie chère du 16 octobre 2022.
En temps de crise sociale et politique, la légende noire de l’Élysée renvoie inévitablement au tropisme révolutionnaire des Français.
Déplacer le problème sans le résoudre
Faudrait-il donc déplacer le lieu du pouvoir présidentiel pour rompre avec cette image d’un palais monarchique au cœur des beaux quartiers ? Ce serait déplacer le problème sans le résoudre. Le véritable enjeu est en effet étatique et institutionnel.
Des siècles de centralisation administrative ont fait de Paris le cœur de tous les pouvoirs, et il serait artificiel de délocaliser la magistrature suprême dans un pays qui a tant de mal à se décentraliser.
Même l’Allemagne, où la culture fédérale est séculaire, a ramené sa capitale de Bonn à Berlin lorsqu’elle a été réunifiée. Seul un changement de régime institutionnel pourrait véritablement changer l’image de l’Élysée en déplaçant la focale politique vers le Palais-Bourbon, comme c’était le cas dans les débuts de la IIIe République, ou vers l’hôtel de Matignon à partir de 1936.
Mais est-ce que ces lieux de pouvoir réhabilités échapperaient pour autant à la méfiance atavique d’un peuple en rupture avec ses élites décrédibilisées ? La crise démocratique n’est pas réductible à un déménagement de la magistrature suprême, fusse-t-elle associée à un régime redevenu parlementaire. La légende de l’Élysée a encore de beaux jours devant elle.
L’auteur vient de publier « Élysée contre Matignon, de 1958 à nos jours, le couple infernal », aux éditions Tallandier.