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Les 1 001 vies de Michel Legrand

Michel Legrand sur scène à Ajaccio, en 2012. AFP

Cet immense artiste nous a quittés le 26 janvier, à l’approche de ses 87 ans. Celui que nous pleurons d’abord, c’est le dernier des cinq compositeurs de la « nouvelle vague » (les autres étant George Delerue, Antoine Duhamel, Pierre Jansen et Maurice Jarre). Mais si l’impression de vide sidéral qu’il laisse est si grande, c’est parce que Michel Legrand s’est imposé, s’est infiltré dans notre quotidien, en étant partout, tout le temps. Cet homme n’a pas vécu une vie, il en a vécu mille et une. C’est pourquoi nous nous contenterons ici d’en recenser quelques-unes, dans l’espoir d’expliquer le lien singulier entre lui et nous.

Par souci de transparence et d’honnêteté, je dois avouer avoir eu la chance de connaître personnellement Michel Legrand et de l’avoir côtoyé pendant les cinq dernières années de sa vie.

L’éternel enfant

Si notre attachement à Michel Legrand est si fort, c’est sans doute parce qu’il est arrivé dans nos vies par la porte de l’enfance. À l’instar de nombreux de ses prédécesseurs (Debussy, Saint-Saëns ou Poulenc pour le XXe siècle notamment), il s’est plié à l’exercice difficile de s’adresser à un jeune public, sans perdre pour autant l’essence de son langage musical. Il y a, bien sûr les mélodies inoubliables qu’il a composées pour les films de Jacques Demy (et que le succès de Peau d’âne sur scène a continué de faire vivre), mais souvenons-nous du générique d’Il était une fois la vie (et l’espace et les explorateurs et les Amériques), de celui d’Oum le dauphin (série immortalisée grâce au chocolat blanc Galak), de la Flûte à six Schtroumpfs et surtout, souvenons-nous que pour le film Lady Sings the Blues (Sidney J. Furie, 1972), il a composé « Happy », une chanson reprise par le très jeune Michael Jackson. Et puis il y a cette énigme insoluble, cette question éternellement sans réponse que pose Michel Legrand à tous les enfants : Où vont les ballons ?. De là où il se trouve aujourd’hui, il le sait probablement.

En 1946, Benjamin Britten racontait, en musique, les instruments de l’orchestre dans The Young Person’s Guide to the Orchestra. Quelques années plus tard, Michel Legrand applique le même principe au jazz dans la chanson « Trombone, guitare et compagnie »

C’est ainsi qu’il est devenu, pour la plupart d’entre nous, une madeleine musicale que nous dégusterons toujours sans déplaisir mais avec un sentiment mêlé de joie et de nostalgie.

Le cinéaste

Une image de Cinq jours en juin.

Au début de l’été 1988, Michel Legrand décide d’ajouter une nouvelle corde à son arc, qui avait pourtant déjà fortement des allures de harpe, en passant derrière la caméra. Pour son premier film en tant que cinéaste (et co-scénariste), il décide de mettre en scène un épisode de sa propre vie. Cinq jours en juin raconte la fin de la Seconde Guerre mondiale et son casting (Annie Girardot et Sabine Azéma) élève au mieux cette touchante histoire de destins croisés, d’un pays qui fête sa Libération tandis que le jeune Michel (Mathieu Rozé) pleure son premier chagrin d’amour.

Malgré quelques discutables maladresses, Michel Legrand réussit pleinement à reconstituer cette époque et à nous faire entrer dans son cerveau d’homme-musique (avec toujours un crayon et du papier à portée de main pour composer) et de jeune musicien classique découvrant le jazz grâce aux soldats américains. La musique que compose le personnage est d’ailleurs celle du film composée par Michel Legrand, créant ainsi un effet miroir hautement poétique. Cerise sur le gâteau : Ray Charles lui fait l’honneur d’un duo à quatre mains et deux pianos pour un blues endiablé. Nous déplorons la disparition de ce film dont il est impossible de ne visionner ne serait-ce que la bande-annonce, faute de copies restaurées aux normes. J’ai néanmoins eu la chance le voir.

L’auteur/compositeur/interprète

Dès 1964, Michel Legrand ne veut plus se contenter de composer pour les autres. C’est pourquoi il devient l’interprète de ses propres chansons. Pour ce premier album, il dévoile toute la richesse de sa personnalité. Les paroles (signées Eddy Marnay et Claude Nougaro) y sont souvent amères (« Marion ne m’aimait pas », « L’Amour en scie », « Alcatraz »), derrière des arrangements d’apparence humoristique (« Brûl’pas tes doigts », « Moi, je suis là »). Le summum étant probablement « Regarde la mort », une injonction à défier cette fatalité (décrite comme une femme et personnifiée par la trompette bouchée), sublimée par un boléro funèbre.

Quatre albums s’échelonnent jusqu’à celui 1981, pour lequel, en plus de chanter et d’avoir composé la musique, Michel Legrand a aussi écrit tous les textes. Le contenu n’a plus rien à voir avec celui des premiers 33 tours. La voix a mûri et l’homme aussi. Il chante les merveilles de la paternité (« Eugénie »), pour sa fille qui a alors 10 ans, il parle de l’amour en des termes charnels et très sensuels (« Les Fleurs du mâle »), il décrit la lassitude amoureuse dans une magnifique mise en abyme où l’on a l’impression d’assister à une séparation en direct (« Le Pianiste amoureux »). Preuve, s’il en est, d’un réel changement : Michel Legrand y abandonne les scats vocaux (improvisations vocales sans paroles, sur des onomatopées) qui ont pourtant toujours été sa signature. Comment ne pas croire que cet album, si personnel, et pour lequel Michel Legrand s’est investi à chaque étape, n’est pas le reflet de son âme, l’accès direct à son intimité la plus profonde ?

Le compositeur de musique savante

En tant que compositeur essentiellement tourné vers le cinéma et la musique tonale (c’est-à-dire une musique basée sur les échelles majeure et mineure), Michel Legrand a incarné cette fracture artistique qui a pesé sur le XXe siècle et dont il a personnellement souffert. En effet, la musique de film n’était pas prise au sérieux par ceux qui se considéraient comme des compositeurs et rendaient impossible l’accès aux salles de concert pour les autres. L’un d’eux – Pierre Boulez – a écrit cette phrase d’anthologie : « tout musicien qui n’a pas ressenti la nécessité du langage dodécaphonique est inutile ».

Mais Michel Legrand ne s’est jamais imposé aucune barrière, il a travaillé et collaboré avec tellement d’artistes d’horizons si différents qu’il serait vain, sinon risqué de tenter d’en établir la liste exhaustive. Nonobstant les a priori et « qu’en dira-t-on ? », au crépuscule de sa vie, il décide de pulvériser cette ultime frontière, entre savant et divertissement, en achevant des projets, en réalisant des souhaits longtemps inexprimés. C’est ainsi qu’après avoir passé plus de quarante ans au placard et grâce à l’insistance de Natalie Dessay, l’oratorio Life Cycle of a Woman (rebaptisé Between Yesterday and Tomorrow) voit enfin le jour sur la scène du Théâtre des Champs Élysées en 2018, précédé par la mise en vente du CD fin 2017.

Bien évidemment, Michel Legrand ne s’arrête pas là. Il composera un ultime chef-d’œuvre, une coda beethovénienne, comme un défi lancé à lui-même : un concerto pour piano résumant à lui seul toutes les influences qui ont fabriqué, façonné son langage musical. La virtuosité, qui n’a rien à envier à celle de Liszt ou Chopin, souligne et sert une musique aux frontières du jazz et du moderne. Michel Legrand réunit enfin ses deux amours en tendant la main à Gerswhin et Ravel, sans hiérarchisation. On ne pouvait imaginer boucle mieux bouclée.

La bête de scène

De son plus jeune âge jusqu’à la fin de sa vie, Michel Legrand a été sur scène (il faisait salle comble en décembre dernier à la Philharmonie de Paris) et il s’est amusé sur scène. Il a joué partout, seul, en combo de jazz ou avec orchestre symphonique. Rien ne l’a jamais arrêté. Et même lorsqu’il ne jouait pas, sa musique était sur scène. Peau d’âne au théâtre Marigny nous a encore récemment prouvé l’immortalité de son œuvre. Au mitan des années 1980, Michel Legrand entame une collaboration fructueuse avec l’écrivain Didier van Cauwelaert. Ensemble ils adapteront en 1996 et 1997, pour la scène des Bouffes Parisiens et dans différentes villes, le Passe muraille, la nouvelle de Marcel Aymé, et raconteront l’histoire de Dreyfus dans une éblouissante mise en scène de Daniel Benoin pour l’opéra de Nice en 2014.

L’affiche du Passe muraille.

Et nombreuses sont les comédies musicales que nous espérons voir ou revoir sur scène.

Je me contente ici de rappeler quelques-uns des rôles joués par Michel Legrand au cours de ses 86 années d’existence. Et c’est à dessein que j’utilise le verbe « jouer » car si quelqu’un s’est amusé de vivre et de faire de la musique à chaque seconde, c’est bien lui. Nous espérons donc qu’il continuera d’irradier nos vies par son soleil, lui qui voulait autrefois nous le vendre.

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