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Les acteurs privés, bientôt premiers acteurs de la protection de l’environnement ?

Saul Luciano Lliuya et son avocate Roda Verheyen, le 13 novembre 2017. L’agriculteur péruvien a porté plainte contre l’énergéticien allemand RWE qu’il juge responsable du réchauffement climatique dans les Andes. Guido Kirchner/AFP

Le 19 septembre dernier, Emmanuel Macron présentait à l’ONU le projet de pacte mondial pour l’environnement. Initié par Laurent Fabius à l’issue de la COP21, et lancé officiellement le 24 juin 2017 à la Sorbonne, ce texte vise à devenir la pierre angulaire du droit international de l’environnement. La France espère que l’ONU ouvrira à l’automne 2017 des négociations pour faire émerger ce projet sur la scène internationale.

Parmi les originalités de ce texte, il y a celle de faire une place importante aux acteurs privés. En rupture avec le droit international classique, le pacte se situe ici dans le droit fil de l’Accord de Paris sur le climat et ouvre d’intéressantes potentialités.

Les acteurs privés dans le droit international

Il est peu fréquent que les acteurs privés se voient conférer directement par un traité international (écrit entre États, pour les États), des droits et des devoirs. Mais cela existe ; citons ici quelques exemples.

Pour les droits, on pourra mentionner la Convention européenne des droits de l’homme, dont la Cour de Strasbourg contrôle l’application. Il y a aussi ces traités bilatéraux protégeant les entreprises qui investissent à l’étranger, les autorisant à agir devant les juridictions nationales et/ou des tribunaux arbitraux internationaux contre les États.

Au niveau des devoirs, les exemples sont beaucoup plus rares. Ceux qui pèsent sur les acteurs non étatiques sont en général médiats ou par ricochet : un traité crée des obligations pour l’État qui, pour les mettre en œuvre, doit faire à son tour peser des obligations sur les personnes physiques et morales situées sous sa juridiction.

On le voit, l’approche des personnes privées par le droit international classique est un peu déséquilibrée : des droits mais peu d’obligations directes. Le projet de pacte mondial pour l’environnement dénote ici par une approche plus moderne, qui emboîte le pas à l’Accord de Paris sur le climat.

Le précédent créé par l’Accord de Paris

L’Accord de Paris et la Décision de la COP21 qui l’accompagne renouvellent la logique selon laquelle les acteurs étatiques exécutent leurs engagements internationaux en faisant peser leur mise en œuvre sur les acteurs non-étatiques.

Dès son préambule, l’Accord indique ainsi :

« […] l’importance de la participation des pouvoirs publics à tous les niveaux et des divers acteurs, conformément aux législations nationales respectives des Parties, dans la lutte contre les changements climatiques. »

La Décision de la COP va plus loin, encourageant directement les « entités non parties » (comprendre ici les acteurs privés ou infranationaux tels les grandes villes, régions, États fédérés) à s’impliquer dans l’exécution de l’objectif même de l’Accord de Paris. Dans sa section V, consacrée aux « entités non parties », on peut ainsi lire :

« La [Décision] se félicite des efforts déployés par toutes les entités non parties afin de faire face et de répondre aux changements climatiques, y compris ceux de la société civile, du secteur privé, des institutions financières, des villes et des autres autorités infranationales. » (§133)

Elle les invite « à amplifier leurs efforts […] et à faire état de ces efforts par le biais du portail des acteurs non étatiques pour l’action climatique » (§134).

Ce portail, dit NAZCA, a été créé après la COP20 de Lima en 2014. Il permet, sur la base du volontariat, aux entreprises, villes, régions, investisseurs et autres acteurs de la société civile de faire état de leurs engagements dans la lutte contre les changements climatiques. On peut y consulter actuellement plus de 12500 engagements. Si ces engagements ne sont pour l’instant pas contrôlés, voilà une brèche ouverte dans un droit international interétatique largement obsolète et inadapté aux nouveaux enjeux globaux tels que le changement climatique.

Cette volonté d’insuffler une dynamique d’action « par le bas » semble déjà porter ses fruits. Il suffit de voir la réaction de certains États fédérés, grandes villes et entreprises américaines, en juin 2017, à l’annonce du retrait des États-Unis de l’Accord de Paris.

De nouveaux droits et devoirs

Le texte du pacte mondial pour l’environnement propose d’aller encore plus loin que l’Accord de Paris. Non seulement il impose aux acteurs étatiques et non étatiques des devoirs environnementaux, mais il pousse à leur concrétisation par les États.

S’agissant des droits, le pacte confère à « toute personne », « le droit de vivre dans un environnement écologiquement sain et propice à sa santé, à son bien-être, à sa dignité, à sa culture et à son épanouissement » (article 1er). S’il est adopté, il deviendrait ainsi le premier traité à vocation globale à poser un tel droit de manière aussi générale.

Les potentialités – contentieuses notamment – de cette disposition sont énormes, d’autant qu’elle est complétée d’un volet procédural avec la reconnaissance d’un droit d’accès aux informations sur l’environnement (article 9), à la participation (article 10) et à l’accès à la justice (article 11).

Si la France, notamment par le biais de sa Charte constitutionnelle de l’environnement, est déjà garante de certains de ces droits, ces dispositions pourraient bénéficier à un grand nombre d’acteurs privés relevant de juridictions encore trop frileuses à cet égard ; cela favoriserait par exemple un meilleur accès au juge pour les ONG se tournant vers la justice pour renforcer la protection de l’environnement.

Au niveau des devoirs, si un seul est formellement exprimé comme tel, il a le mérite d’être très général :

« Tout État ou institution internationale, toute personne physique ou morale, publique ou privée, a le devoir de prendre soin de l’environnement. À cette fin, chacun contribue à son niveau à la conservation, à la protection et au rétablissement de l’intégrité de l’écosystème de la Terre. » (article 2)

À ces différents points de vue, la Déclaration de principes éthiques relatifs au changement climatique adoptée par l’Unesco le 13 novembre 2017 fait écho au projet de pacte.

Si certains textes internationaux de droit souple – comme les Principes directeurs de l’OCDE pour les entreprises multinationales, le Global compact ou encore les Principes directeurs relatifs aux entreprises et aux droits de l’homme de l’ONU – contiennent déjà des dispositions allant dans ce sens (en particulier avec le devoir de vigilance), le pacte serait le premier à poser un tel devoir dans un texte à portée obligatoire. Par là, il permettrait de sanctionner juridiquement les entreprises dont l’activité est source de dommages environnementaux ou cause des atteintes aux droits de l’homme.

Prévoir et encourager

Les nombreuses autres dispositions du pacte laissées volontairement sans sujet s’adressent à tous et donc également aux personnes privées. Citons à titre d’exemple l’article 4§1 : « L’équité intergénérationnelle doit guider les décisions susceptibles d’avoir un impact sur l’environnement » ; et l’article 5§1 : « Les mesures nécessaires doivent être prises pour prévenir les atteintes à l’environnement ».

Autre point important, avec cette précision apportée à l’article 14 :

« Les Parties prennent les mesures nécessaires pour encourager la mise en œuvre du présent pacte par les acteurs non-étatiques et entités infranationales, incluant la société civile, les acteurs économiques, les villes et les régions compte tenu de leur rôle vital dans la protection de l’environnement. »

Si cette disposition se situe dans le droit fil de l’Accord de Paris, elle franchit un nouveau pas. Alors que l’Accord innovait en encourageant les acteurs non-étatiques à s’impliquer dans la lutte contre les changements climatiques, le pacte incite États à adopter des mesures permettant cet encouragement.

Une révolution en marche ?

Toutes ces dispositions, lues ensemble, témoignent d’une petite révolution en marche s’agissant de la consécration du rôle, des droits et des obligations des acteurs privés. Le projet du pacte va ici bien plus loin que l’Accord de Paris, se plaçant au carrefour du droit international de l’environnement et du droit international des droits de l’homme.

La mise en œuvre du pacte sera contrôlée à l’échelle nationale, notamment par les juges nationaux comme c’est le cas pour tout traité. Mais un contrôle international est aussi prévu et il serait confié à un comité d’experts. La procédure prévue dans le pacte à son article 21 n’est pas très audacieuse. Purement interétatique et très respectueuse des souverainetés, elle resterait la « chose » des États. Nul moyen pour les acteurs privés de déclencher la procédure ; et nul risque pour eux d’être attrait devant une juridiction ou un comité de contrôle.

Mais rien n’est jamais figé et la procédure proposée pourrait évoluer au fil des négociations du pacte, et même encore après son adoption. Elle pourrait se durcir, se juridictionnaliser ou faire une place plus importante aux acteurs privés. Reste donc à voir ce que la négociation internationale en fera, si elle est lancée.

L’échelle nationale, maillon essentiel

Soulignons enfin que c’est à l’échelle nationale que les choses pourraient bien se jouer. Comme en atteste la multiplication ces dernières années des procès climatiques à travers le monde, le juge national s’est ouvert à la cause environnementale internationale : à la demande de la société civile, en particulier des ONG, il est venu sanctionner des États manquant à leurs obligations de vigilance en faveur de la lutte contre le changement climatique.

À l’avenir, tout acteur privé pourrait enjoindre à son État de mettre en œuvre de manière effective le pacte en prenant les mesures appropriées (comme le lui demande l’article 15). Et débitrices d’un devoir de prendre soin de l’environnement, ce sont aussi les entreprises qui pourraient être jugées pour leur non-respect du pacte mondial. Soulignons ici l’audace d’un juge allemand, de la Cour d’appel de Hamm, qui a déclaré recevable, ce jeudi 30 novembre, l’action engagée par un paysan péruvien à l’encontre de l’énergéticien RWE !

Demain, le juge national pourrait bien devenir le moteur de la mise en œuvre à tous les niveaux étatiques et non étatiques de ce nouveau traité.

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