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poisson sous l'eau
Il est temps que tout le monde s’abstienne de manger, de servir ou de recommander l’anguille. (Shutterstock)

Les anguilles sont fascinantes – et nous devons cesser de les manger

Peu d’animaux ont autant suscité la curiosité de l’humanité que l’anguille (Anguilla anguilla). Il n’y a pas si longtemps encore, ces poissons visqueux, glissants, incroyablement agiles et à forme de serpents peuplaient presque toutes les étendues d’eau d’Europe et d’Afrique du Nord, souvent en quantités extraordinaires. Et personne ne savait d’où ils venaient.

D’Aristote à Linné, les philosophes et les naturalistes ont été fascinés par l’apparente absence de reproduction de l’anguille. Comme personne n’avait pu observer d’organes sexuels ni d’œufs, les scientifiques ont fourni des explications diverses et inventives sur la provenance de cet animal.

Ce n’est qu’à la fin du XIXe siècle que l’on a découvert l’origine marine de l’anguille. Le zoologiste italien Giovanni Grassi a constaté qu’un poisson marin en forme de feuille, appelé Leptocephalus brevirostris, était en réalité une anguille européenne à un stade juvénile. Grassi a observé que ces larves se métamorphosaient en civelles (alevin de l’anguille) lorsqu’elles arrivaient près des côtes, puis en anguilles jaunes. Les anguilles viennent donc de la mer. Mais la mer est très vaste.

Johannes Schmidt, un biologiste danois, voulait trouver les zones de reproduction de l’anguille. Il avait constaté que les larves de leptocéphales variaient en taille et en avait déduit que plus elles étaient petites, plus elles étaient proches des zones de fraie. Schmidt a entrepris la tâche herculéenne de capturer et de mesurer des anguilles juvéniles dans tout l’Atlantique Nord et a publié ses résultats il y a un siècle. Depuis cette publication phare, on suppose que l’anguille européenne se reproduit dans la mer des Sargasses.

Étonnamment, nous n’avons quasiment rien appris sur la reproduction des anguilles depuis 100 ans. Un rapport récent sur leur migration de reproduction a été remarqué pour avoir fourni la première observation directe d’anguilles migrant vers la mer des Sargasses pour s’accoupler. Ces résultats ont confirmé la vision de Schmidt.

Aguille européenne. (Lluís Zamora), Author provided

Ces anguilles que l’on savoure

Qu’ils connaissent ou non le mystérieux cycle de vie de l’anguille, les humains en ont toujours mangé. On retrouve régulièrement des restes d’anguilles dans les sites archéologiques de toute l’Europe. Elles étaient appréciées par les anciennes civilisations égyptienne, grecque et romaine.

Dans l’Angleterre médiévale, certains impôts étaient payés en anguilles, ce qui nécessitait la livraison de millions de bêtes. Des documents historiques des XVIe et XIXe siècles font état d’anguilles mesurant 80 cm et pesant 11 kg pêchées dans le centre de l’Espagne. L’anguille a fait l’objet d’une pêche à grande échelle dans plusieurs pays européens, comme dans le delta du Pô, en Italie, où l’on conserve des données sur les captures d’anguilles depuis 1780.

Anguilles fumées
Fumage de l’anguille. Exposition 2007 (Journées des pêcheurs – Visserij Dagen). Labberté K.J./Wikimedia, CC BY-SA

De nombreuses traditions culturelles se sont développées autour de l’anguille. Dans toute l’Europe, on la mange frite, grillée, séchée, salée, fumée, bouillie et mijotée de diverses manières. On trouve des fêtes et des festivals de dégustation d’anguilles à divers endroits, comme la Sagra dell’Anguilla, à Comacchio, en Italie, ou l’Ålagill, en Suède.

Les habitants des zones côtières du golfe de Gascogne, et en particulier des régions basques, ont développé un goût pour la civelle (ou anguillette) qui ne s’est étendue que récemment à d’autres lieux en tant que mets gastronomique. La civelle fait également l’objet de fêtes gastronomique, comme celle célébrée début mars dans les Asturies, en Espagne.

Nous avons pris goût à la consommation d’anguilles, mais tout cela doit cesser.

L’effondrement de l’anguille

L’anguille européenne a commencé un déclin soudain vers la fin des années 1970. Toutes les données montrent de manière cohérente que la population actuelle d’anguilles n’est que l’ombre de ce qu’elle était il y a quelques dizaines d’années.

De nos jours, moins de cinq civelles arrivent sur les côtes européennes pour cent qui y arrivaient dans la période de 1960 à 1979. La diminution des stocks reflète la perte de l’aire de répartition. Dans la péninsule ibérique, plus de 85 % de l’habitat de la civelle lui est désormais inaccessible en raison de la construction de barrages.

Le statut de conservation de l’anguille européenne est si mauvais qu’elle est aujourd’hui considérée comme une espèce en danger critique d’extinction. Il s’agit de la catégorie extrême, la dernière étape avant l’extinction. Toutes les autres espèces emblématiques de la conservation sur la planète (panda, koala, ours polaire) sont en meilleure posture que l’anguille. Parmi les autres espèces gravement menacées que l’on trouve en Europe figurent le vison d’Europe et le puffin des Baléares. Ces deux espèces sont strictement protégées, et d’importants efforts de conservation sont mis en place pour les préserver.

Anguille européenne dans le fleuve Ter. (Lluís Zamora), Author provided

On ne trouve pas de vison d’Europe ou de puffin des Baléares au menu des restaurants, pas plus qu’on ne les sert en grandes quantités dans les festivals gastronomiques. Mais c’est le cas de l’anguille. Nous sommes en train de dévorer l’anguille européenne jusqu’à son extinction.

Arrêtons de manger des anguilles

Les traditions culinaires et sociales associées à la consommation de l’anguille sont apparues à une époque où l’on pouvait satisfaire son appétit grâce à son abondante population. Ce n’est plus le cas depuis des décennies. Mais on maintient et même intensifie les habitudes comme si rien n’avait changé.

On n’a pas mis fin à la pêche à l’anguille malgré sa rareté croissante. Elle est devenue un aliment unique et excessivement cher, de plus en plus recherché en raison de notre goût pour les produits rares. Le cercle vicieux qui fait en sorte que les espèces exploitées et en déclin ont une valeur économique accrue ne fait qu’engendrer une intensification de leur exploitation et accélérer leur déclin. On sait que cela peut mener à l’extinction de certaines espèces. L’anguille semble être l’une d’entre elles.

Dans le contexte actuel, l’exploitation durable des anguilles n’est plus possible. Bien que l’on puisse se demander si la surpêche a joué le rôle principal dans le déclin de l’espèce, sa consommation est assurément l’un des plus gros obstacles à son rétablissement. Nous devons cesser de pêcher et de manger des anguilles, à la fois pour éviter leur extinction et pour permettre l’exploitation future d’une population d’anguilles en bonne santé.

Les recommandations des spécialistes visant à mettre fin à toute forme de pêche à l’anguille devraient idéalement être mises en œuvre dans l’ensemble de l’aire de répartition de l’espèce et pendant une longue période (au moins une décennie).

Cependant, les responsables politiques de l’Union européenne, à tous les échelons, manquent de vision en la matière et ont décidé de ne pas interdire la pêche. Les administrations nationales et régionales tentent de contourner les restrictions timides et clairement insuffisantes imposées par l’UE et protègent la pêche à l’anguille.

En l’absence d’une interdiction décrétée par les autorités, les consommateurs et la communauté gastronomique devraient jouer un rôle important dans l’abandon de l’exploitation des anguilles. Les recettes à base d’anguille sont encore largement diffusées dans les médias et servies dans les restaurants chics. Je veux bien croire que les chefs et les journalistes gastronomiques ne sont pas au courant du statut critique de l’anguille et qu’ils soutiendraient un moratoire s’ils en étaient conscients. Il existe des cas où on a renoncé à l’anguille en tant qu’ingrédient culinaire, comme pour l’émission télévisée Masterchef au Royaume-Uni.

Il est temps que tout le monde s’abstienne de manger, de servir ou de recommander l’anguille.

This article was originally published in Spanish

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