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Les avatars peuvent-ils remplacer notre corps ?

Changeons-nous notre façon de voir les choses en changeant notre représentation de nous-mêmes ? Shutterstock

Cet article est publié dans le cadre de la Fête de la science, qui a lieu du 1er au 11 octobre 2021 en métropole et du 5 au 22 novembre 2021 en outre-mer et à l’international, et dont The Conversation France est partenaire. Cette nouvelle édition a pour thème : « Eureka ! L’émotion de la découverte ». Retrouvez tous les événements de votre région sur le site Fetedelascience.fr.


Utiliser notre corps semble si naturel : il suffit d’avoir l’intention de faire un mouvement pour que celui-ci se produise. Cette capacité cache pourtant de nombreux processus complexes qui occupent encore de nombreux neuroscientifiques, psychologues et philosophes en quête d’explications sur ce qui cause le sentiment d’avoir un corps.

Cette sensation, appelée « sentiment d’incarnation », est décrite par Kilteni et al. comme composée de trois dimensions :

  • l’agentivité, c’est-à-dire la sensation d’être l’auteur des mouvements du corps ;

  • la propriété corporelle, soit le sentiment que le corps est la source des sensations éprouvées ;

  • l’autolocalisation, c’est-à-dire la sensation d’être situé à l’intérieur du corps.

Si ces trois sens semblent empêcher la dissociation de notre corps et de notre « esprit », il est pourtant possible de créer l’illusion d’avoir un autre corps. En effet, aussi étrange que cela puisse paraître, réaliser cette expérience est aujourd’hui un jeu d’enfant grâce à la Réalité Virtuelle (RV). La plupart d’entre nous connaissent cette technologie pour son aptitude à nous transporter dans un endroit différent, mais celle-ci nous permet également d’incarner un corps différent.

Cette illusion est rendue possible grâce aux multiples stimuli sensoriels que nous procurent les casques de RV et qui modifient notre perception du monde. Immergé dans un environnement 3D, l’utilisateur prend le point de vue d’un avatar qui répond à ses faits et gestes comme s’il s’agissait de son propre corps, produisant ainsi l’impression qu’il lui appartient.

« Effet de Protée »

La possibilité d’incarner un autre corps intéresse de nombreux chercheurs qui se voient ouvrir des portes vers des expérimentations autrement impossibles. L’objectif de ma thèse, c’est de comprendre comment nous percevons les avatars pour rendre leur utilisation plus naturelle. Un sujet qui me fascine particulièrement est celui de l’influence de l’image de soi sur notre perception du monde : changeons-nous notre façon de voir les choses en changeant notre représentation de nous-mêmes ? Si cette question semble être philosophique, elle se révèle être d’une importance grandissante pour les chercheurs en Interactions Homme-Machine.

Au début de ma thèse, j’ai commencé par me renseigner sur les travaux en réalité virtuelle qui se sont attardés sur ce sujet avant moi. Certains ont obtenu des résultats très étonnants associés à un phénomène appelé « Effet de Protée » : changer virtuellement la couleur de peau d’une personne conduirait à une baisse de biais ethniques à moyen terme.

Immergé dans un environnement 3D, l’utilisateur prend le point de vue d’un avatar qui répond à ses faits et gestes. Shutterstock

D’autres études vont encore plus loin et encouragent le changement de comportement dans des objectifs thérapeutiques (troubles alimentaires, traitement de douleurs…). Plus surprenant encore, des chercheurs ont réussi à montrer qu’il est possible d’améliorer momentanément notre faculté à résoudre des problèmes en faisant incarner Albert Einstein à des participants. Incroyable ! Et pourquoi ne pas utiliser Michel-Ange comme avatar pour booster nos talents de peintre, ou Jimi Hendrix pour de meilleures improvisations à la guitare ?

Inspirée par tous ces résultats, j’ai décidé de me lancer dans l’étude du sentiment d’incarnation. En particulier, j’ai voulu explorer comment mettre en place un tel sentiment sans avoir à s’immerger dans un monde virtuel. De précédentes études ont montré qu’il est effectivement possible d’évoquer ce type de sensations envers un mannequin ou une prothèse. Cependant, les possibilités d’expérimentation avec des objets réels sont limitées et difficiles à mettre en place.

Sentiment de propriété corporelle

C’est pourquoi je me suis intéressée à la Réalité Augmentée (RA) : en effet, cette technologie permet de voir et d’interagir avec des hologrammes dynamiques intégrés à notre environnement réel, et notamment avec des avatars 3D animés. Peu de choses sont connues sur la perception des avatars dans ce contexte. Si celle-ci s’avère être similaire à celle en RV, alors cela voudrait dire que les changements de comportement observés en milieu virtuels pourraient être reproduits et exploités directement au sein de notre environnement quotidien.

Une étude menée par Škola et Lliarokapis semble encourager cette hypothèse. Dans leur article, les auteurs comparent le sentiment d’incarnation dans différents contextes en reproduisant la célèbre illusion de la main en caoutchouc. Cette illusion consiste à donner l’impression au participant que la main en caoutchouc posée devant lui fait partie de son corps.

Pour créer cette illusion, un expérimentateur caresse la main en caoutchouc exactement en même temps que la vraie main du participant, cachée sous un drap. Si le participant réagit physiquement à une menace, par exemple en retirant sa vraie main suite à la chute d’un couteau sur la fausse main, alors cela confirme qu’il s’est fortement approprié la main.

La réalité augmentée permet d’insérer des éléments virtuels dans notre perception du monde qui nous entoure. Shutterstock

Dans l’étude de Škola et Lliarokapis, l’expérience de cette main en caoutchouc est comparée à celle de mains virtuelles visionnées en réalité augmentée et en réalité virtuelle. Leurs résultats ne semblent pas montrer de différence significative entre la perception globale des trois conditions. Cependant, les auteurs constatent un plus fort sentiment de propriété corporelle dans le cas de la main en caoutchouc que dans celui de la main virtuelle en réalité augmentée, mais pas en réalité virtuelle.

Malgré qu’aucune différence notable entre les conditions n’ait été conclue, ce dernier résultat m’a particulièrement intriguée. Se pourrait-il que le mélange d’éléments réels et virtuels en réalité augmentée soit à l’origine de cette variation subtile du sentiment de propriété ? Cela expliquerait pourquoi aucune différence de ressenti ne fut observée entre la main en caoutchouc et la main virtuelle en réalité virtuelle puisque dans ces deux conditions, le visuel est homogène. Si cela s’avère vrai, alors le contexte environnemental serait un facteur d’influence du sentiment d’incarnation qui n’a encore jamais été identifié.

Enjeux éthiques et médicaux

Ma première expérience a consisté à étudier cette question. À l’aide d’un dispositif de RA, j’ai comparé le sentiment d’incarnation de mains virtuelles face à des quantités progressives d’objets virtuels intégrés dans le monde réel. Chaque session, les participants voyaient devant leurs mains virtuelles 1) des objets virtuels, 2) des objets réels ou 3) les deux types mélangés.

Les mesures obtenues au travers des questionnaires indiquent une légère variation du sentiment d’incarnation. Les mains en condition 3 (objets mélangés) semblent avoir suscité un sentiment de propriété corporelle plus fort qu’en condition 2 (objets réels). Des corrélations ont également été observées d’une part entre l’appropriation des mains de l’avatar et l’immersion de l’utilisateur, et d’autre part, entre l’appropriation et la perception de la cohérence du contenu virtuel. Ces résultats suggèrent que la cohérence perçue du contenu virtuel est subjective et joue un rôle dans le sentiment d’incarner un autre corps.

Cependant, comment expliquer la différence de propriété corporelle entre les conditions 2 et 3, et surtout, l’absence de différence entre les autres paires de conditions ? Il est impossible à ce jour de répondre avec certitude et d’autres études seront nécessaires pour quantifier ce biais. Approfondir la recherche à ce sujet semble crucial pour vérifier si l’« Effet de Protée » peut avoir lieu dans de telles conditions.

Le travail sur le sentiment d’incarnation peut avoir des applications thérapeutiques, notamment dans le cas de l’anorexie. Shutterstock

Les enjeux liés à la reproduction de ce phénomène sont considérables, en particulier dans le domaine médical : la réalité augmentée étant plus facilement acceptée que la réalité virtuelle dans son utilisation journalière, l’« Effet de Protée » rendrait possible l’intégration de prothèses virtuelles au quotidien de personnes amputées pour soulager leurs douleurs fantômes. Il pourrait également servir lors de la rééducation post-AVC de patients, ou encore lors de l’élaboration de stratégies de traitement de troubles psychiques comme l’anorexie.

De nombreux autres exemples dans le domaine de l’éducation, du cinéma interactif, de l’art de scène, des jeux vidéos ou encore du sport pourraient bénéficier de l’incarnation d’avatars en RA. Plus généralement, un utilisateur pourrait intégrer les illusions d’incarnation à son quotidien pour accomplir des tâches plus efficacement en choisissant l’apparence de son avatar en fonction de celles-ci.

Mais à l’heure où les rendus graphiques en RA sont de plus en plus réalistes, de nombreuses questions éthiques voient le jour : à quel point est-il acceptable de modifier le comportement et la perception d’un individu ?

Si l’incarnation virtuelle peut apporter beaucoup d’avantages, il est de la responsabilité des chercheurs, des créateurs de contenu et des distributeurs de systèmes de RA d’élaborer un code de conduite pour prévenir les dérives inévitables et implications psychologiques et sociales de l’incarnation virtuelle. Ainsi, dans la suite de ma thèse, ma mission sera non seulement d’agrandir notre compréhension de ce phénomène fascinant, mais également de discuter des possibilités pour l’encadrer.

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