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Un passant marche devant un point de deal à la Cité de la Castellane dans le nord de Marseille, 27 juin 2023.
Un passant marche devant un point de deal à la Cité de la Castellane dans le nord de Marseille, 27 juin 2023. Nicolas Tucat/AFP

Les dealers, des professionnels de la distribution comme les autres ?

Le trafic de drogues est-il une voie professionnelle sans issue ? Oui, si on le pense selon un cadre moral, opposant vertu et infâme. Oui, aussi, si les activités criminelles étaient improvisées et s’opposaient aux activités professionnelles, organisées et planifiées. Pourtant, à bien des égards, les organisations criminelles sont comparables à beaucoup d’autres. Leurs besoins opérationnels s’incarnent dans les compétences que leurs membres développent. Or, pour beaucoup d’acteurs, comme les dealers rencontrés dans le cadre d’une recherche menée au cœur de plusieurs quartiers populaires français, le cadre illicite est le seul connu.

Ainsi, cet interlocuteur, reprenant contact avec l’un de nous :

Contact dealer : Salut Thomas, comment vas-tu ?

Moi : Très bien et toi ? Cela fait un bail… Que faisais-tu ?

Contact dealer : Ah, bah tu sais je suis tombé, j’étais au placard pendant quelque temps…

Moi : Que vas-tu faire maintenant ?

Contact dealer : que veux-tu que je fasse ? La « stup », je ne sais faire que ça !

Dans ce contexte, comment transférer ces compétences dans un environnement légal ?

Des compétences comme les autres dans des organisations aux mêmes besoins

Dans l’imaginaire populaire, l’économie criminelle n’est régie que par l’opportunisme : les menaces de répression judiciaire contraindraient les individus à des actions rapides, audacieuses et peu reproductibles.

Effectivement, les activités illégales sont majoritairement issues d’alliances de circonstances engendrées par la proximité géographique ou familiale. Certains groupes, pourtant, survivent et prospèrent malgré la répression judiciaire. Ceux-là se sont transformés en organisations durables. Cette pérennité est rendue possible par des mécanismes qui accordent les enjeux opposés d’efficacité et de sécurité. L’efficacité suppose des communications nombreuses pour faciliter l’action. La sécurité requiert l’inverse : confidentialité, cloisonnement et faible interconnaissance sont nécessaires. Les réseaux pérennes sont donc devenus des organisations évoluées, structurées par une ligne hiérarchique et des liens d’interdépendance qui permettent la circulation d’informations, le commandement et la sécurité.

Les menaces de répression pèsent sur le fonctionnement de ces organisations, mais leur activité est un autre facteur organisant tout aussi important. Le trafic de drogues est un commerce. Il implique des stocks, des points de vente et des clients. Outre le caractère illicite des produits en cause, la revente de drogues est un commerce comme un autre.

En conséquence, les membres de ces réseaux développent des ressources communes avec celles des employés de la distribution. Gérer un stock et anticiper les besoins des clients, valoriser des produits, négocier, mettre en œuvre des actions de marketing ou mener des ventes sont parmi ces ressources. Si la revente de drogues est un commerce comme un autre, les revendeurs sont des commerçants comme les autres. Mais il est évident que les trajectoires vers l’emploi légal sont difficiles à mener.

Quelle reconversion ?

La participation à des activités délictueuses est rarement investie sur un mode pérenne. Elle est intrinsèquement une source de risques et de menaces pour les individus. Et, malgré les propos régulièrement avancés sur le sort enviable que pourraient connaître les délinquants dans certains territoires, les criminels demeurent stigmatisés par leurs activités.

La délinquance est parfois excusée : l’exclusion de jeunes issus de certains territoires rendrait tolérable ce qui peut s’assimiler à l’économie de la débrouille. Mais les revendeurs de drogues ne sont pas des parrains : très en bas dans l’échelle hiérarchique, très exposés à la répression policière mais très peu protégés par leurs chefs, ils ne tirent aucun statut de leurs activités délictueuses. La question de l’évolution vers un emploi légal est un sujet de préoccupation quotidien. Et, avec elle, se pose la question du transfert des compétences.

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Cette question est, au fond, banale. Tout candidat est confronté au paradoxe de carrière. En un mot : nul n’est candidat à son propre remplacement. Chaque poste à pourvoir est éloigné un peu ou beaucoup des ressources de ceux qui y postulent. Le rôle du candidat est donc de développer des tactiques pour convaincre le recruteur de la faiblesse de ces écarts. Celui du recruteur, réciproquement, est de s’assurer que cet écart est modeste ou, au moins, résorbable.

Chiffre d’affaires d’une journée de deal pour un détaillant. Thomas Sorreda, Fourni par l'auteur

Le cas des revendeurs est évidemment atypique. Comment faire part de ressources acquises dans des contextes illégaux ? Le paradoxe de carrière prend ici une autre forme. Le candidat peut exhiber ses expériences dans l’activité illégale ; il pourra alors se montrer compétent mais malhonnête. Il peut, à l’inverse, taire son expérience dans l’économie informelle. Il évitera d’exposer ses activités illégales et de recevoir les stigmates associés, mais il omettra des pans significatifs de ses compétences et aura peu de chances d’être recruté. Pour faire face à ce paradoxe, les individus peuvent mobiliser trois tactiques : le différemment, le contournement ou la médiation.

Trois tactiques de réinsertion

Le différemment correspond à une stratégie d’attente dans laquelle le revendeur va reporter son insertion professionnelle légale à une date ultérieure. Dans ce cas, l’individu attend un moment ou un moyen propice. Les activités illégales sont prolongées de semaine en semaine. Cette tactique est motivée par les opportunités de revenus et par les demandes de consommateurs qui, s’adressant à leur même contact, le maintiennent dans le trafic. Elle est surtout causée par l’absence d’alternatives : dans ce cas, le paradoxe demeure une énigme impossible à résoudre.

Le contournement est une pratique consistant à choisir un emploi distinct des compétences acquises dans la revente de drogues, mais dont l’accès est plus simple. L’impossibilité de prendre appui sur les ressources acquises dans l’économie illégale renvoie les individus vers d’autres acquis, plus modestes mais plus faciles à utiliser.

Devenir chauffeur de VTC est un parfait exemple de cette tactique : le permis de conduire est une ressource facile à obtenir ; il donne accès facilement à la licence de chauffeur et à l’affiliation aux applications qui proposent des courses. Ce parcours est plutôt connu des revendeurs : chacun a un ami ou une connaissance qui l’a emprunté. De tels modèles permettent de résoudre le paradoxe de carrière. Mais cette tactique n’est pas sans défauts, dont la renonciation à des acquis et à un projet professionnel. Être chauffeur de VTC c’est, aussi, pouvoir stocker, transporter et livrer des substances ou des biens illicites. Le revenu modeste apporté par la conduite au regard du temps passé peut inciter à conserver quelques activités illégales.

La médiation correspond à un processus dans lequel une tierce partie vient négocier la relation entre un individu et un employeur. La légalité et la légitimité du tiers, qui se pose d’abord au service de l’entreprise, prend comme en relais les déficits de crédibilité des candidats. Les agences d’emploi jouent ce rôle. La contribution majeure de ces acteurs tiers ne se limite pas à être une caution. Leur expertise du marché du travail et des clés de décision des entreprises leur permet de reformuler les candidatures sous des formes acceptables et pertinentes : elle rend les candidatures conventionnelles. Ce processus est le plus efficace pour permettre l’insertion durable dans l’économie légale.

Les limites de la métaphore marchande

Les entreprises illégales restent une voie de recherche peu explorée du fait de la difficulté d’accès au terrain, les personnes s’adonnant à la pratique d’un commerce illégal voyant d’un mauvais œil le regard tourné vers eux par des journalistes ou des chercheurs.

Dans la conduite de leurs travaux, des chercheurs comme Sudhir Venkatesh ou Bertrand Monnet ont même été kidnappés. Pourtant, l’étude d’organisations situées au-delà de frontières sociales permet de caractériser ces frontières. Ici, on redécouvre les limites de la métaphore marchande pour comprendre le recrutement.

Trouver un emploi n’est pas marchander sa force de travail. C’est manipuler des conventions sociales en matière de force de travail. Les rhétoriques des compétences, des qualifications ou des expériences transférables sont de ces conventions qui construisent l’accès à l’emploi. Elles en sont donc, aussi, les frontières.

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