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Les dirigeants issus de minorités bénéficient-ils d’une plus grande clémence en cas de fraude ?

Les membres du conseil d’administration du groupe pétrolier Enron ont vu leur réputation partir en fumée lors du scandale de 2001. Wikimedia commons, CC BY-SA

L’entreprise Enron figure certainement en tête de toutes les listes des plus grands scandales comptables des deux dernières décennies. Cette compagnie de services énergétiques avait dissimulé des milliards de dollars de dettes à la fin des années 1990. Les conséquences en ont été une perte de 74 milliards de dollars pour les actionnaires, l’implosion de la société comptable Arthur Andersen, qui faisait pourtant partie du puissant « Big Five » des compagnies d’audit (avec EY, KPMG, PwC et Deloitte), et le dépôt de bilan d’Enron en 2001. Le fondateur, Kenneth Lay, et le PDG, Jeffrey Skilling, ont été inculpés pour fraude et association de malfaiteurs, entre autres chefs d’accusation.

Il serait logique de penser que les membres du conseil d’administration d’une firme aussi corrompue qu’Enron, des personnes censées diriger l’entreprise et protéger les intérêts des actionnaires, aient vu leur réputation partir en fumée. Ce, même s’il est vrai qu’Enron reste un cas extrême : dans de nombreuses autres situations de fraude des entreprises, il n’est pas toujours aussi simple de désigner un responsable.

Dans nos travaux, nous avons décidé de nous pencher plus particulièrement sur les répercussions pour les directeurs issus de minorités ethniques et les directrices. Nous montrons que les sanctions n’étaient toujours pas appliquées de façon équitable parmi ces groupes.

Entre discrimination et valeur accrue

De nombreux travaux ont mis en exergue l’impact négatif sur la réputation des directeurs de leur association à des méfaits financiers. Ceux-ci sont souvent utilisés pour étayer l’idée qu’il existe un marché du travail des dirigeants d’entreprise qui s’avère bien huilé et réactif : lorsque des problèmes d’organisation surviennent, les individus qui travaillent dans la société en faute se trouvent pénalisés, généralement en perdant leur poste au conseil d’administration ou en échouant à retrouver ce type d’emploi.

Nous avons émis l’hypothèse que les directeurs issus de minorités, bien qu’il existe encore des discriminations, bénéficieraient d’une certaine clémence quant à leur réputation. Une demande plus élevée existe en effet pour ces professionnels en raison des exigences sociales et institutionnelles en faveur de la diversité dans les conseils d’administration et de l’apparente rareté de ce genre de profil.

Nous insistons sur le fait qu’en étudiant les sanctions appliquées aux directeurs issus de minorités et aux directrices, nous ne remettons pas en cause la discrimination historique dont sont encore victimes ces professionnels. Nous émettons simplement l’idée que l’évolution des normes sociales poussant à encourager la diversité au sein des conseils d’administration a accru la valeur perçue des directeurs issus de minorités.

Notre étude, outre le cas Enron, a analysé d’autres cas de fraude comptable des entreprises, dont AIG, Halliburton, WorldCom, Morgan Stanley et bien d’autres, publiés entre 1996 et 2012.

Moins de risques à frauder

Les entreprises mentionnent souvent un manque de candidats qualifiés pour justifier des progrès lents dans l’accroissement de la diversité de leur conseil d’administration. Elles restent souvent réticentes à l’idée de choisir des candidats qui ne sont pas déjà membres d’un conseil d’administration ou qui n’ont pas d’expérience en direction.

Étant donné la sous-représentation des directeurs issus de minorités dans les conseils d’administration et les équipes de direction, peu de personnes issues de minorités peuvent donc remplir cette condition.

Dans notre échantillon de 2 030 directeurs frauduleux, dans les trois années suivant la révélation du méfait financier, nous avons comparé combien de sièges de conseil d’administration étaient gagnés et perdus. Les personnes issues de minorités avaient 21,65 % de risques en moins de perdre leur poste de direction par rapport à leurs collègues hommes et blancs.

Il apparaît aussi que d’autres facteurs affectaient le sort des directeurs issus de minorités membres de conseils d’administration et adeptes de la falsification de livres de comptes. Nos données suggèrent que ceux-ci avaient moins de risques de perdre leur poste de direction lorsque les médias parlaient davantage de la diversité du conseil. Pour l’observer, nous avons pris en compte le nombre d’articles sur la diversité dans les conseils d’administration parus dans les principaux médias économiques dans les 12 mois précédents et les 36 mois suivants la révélation publique de la fraude.

Plus de diversité pour homogénéiser les sanctions

Par ailleurs, la probabilité qu’une entreprise non frauduleuse conserve un directeur frauduleux issu d’une minorité dépendait du niveau de diversité de son conseil d’administration. En d’autres termes, plus la diversité du conseil était importante, moins la société était encline à maintenir en poste un directeur frauduleux issu d’une minorité.

Un directeur frauduleux qui était le seul directeur issu d’une minorité en poste au conseil d’administration d’une entreprise non frauduleuse avait 20,02 % de risques d’être évincé. Ce risque augmentait de 22,54 % lorsqu’un autre directeur issu d’une minorité siégeait également au conseil et de 48,28 % lorsqu’il y en avait deux.

En résumé, la pression institutionnelle pour favoriser la diversité des conseils d’administration peut avoir des conséquences imprévues. Combinée à une apparente paucité des candidats issus de minorités, cette pression peut engendrer une immunité en matière d’emploi et de réputation pour les femmes et les minorités ethniques.

Il ne fait aucun doute qu’à mesure que les personnes issues de minorités continueront de se faire une place sur le marché des directeurs, l’augmentation du nombre de profils féminins ou issus de minorités ethniques finira par aboutir à une meilleure homogénéisation des sanctions contre les directeurs frauduleux.


Cette contribution, publiée en anglais sur le site Knowledge@HEC, s’appuie sur l’article de recherche « Last to Come and Last to Go ? On the Complex Role of Gender and Ethnicity in the Reputational Penalties for Directors Linked to Corporate Fraud » de Ivana Naumovska (INSEAD), Georg Wernicke et Edward J. Zajac (Northwestern University) publié dans la revue Academy of Management Journal en 2020.

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