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Les entreprises high-tech biélorusses face aux risques géopolitiques : should I stay or should I go ?

Mike Pompeo au High Tech Park Belarus
Le le 1er février 2020, le secrétaire d'État américain Mike Pompeo (à droite) visite le High Tech Park Belarus à Minsk. Une scène devenue aujourd'hui inimaginable. Kevin Lamarque/AFP

Les événements de ces dernières années (guerre en Syrie, annexion de la Crimée par la Russie, pandémie du Covid-19, guerre en Ukraine, etc.) ont souligné la nécessité d’une expertise géopolitique au sein des entreprises. De nombreux sondages témoignent d’une évolution manifeste dans la perception des risques auxquels les organisations sont aujourd’hui exposées. Le risque géopolitique se place en tête des préoccupations, constate, par exemple, le rapport « Will bold strategies fuel market-leading growth ? » publié par Ernst and Young en 2022.

Les entreprises prennent ainsi conscience de leur vulnérabilité face aux transformations géopolitiques mondiales. Elles doivent apprendre à s’y adapter, voire, dans certains cas, à assumer leur place en tant qu’acteur géopolitique. Celles qui opèrent dans des situations de tensions géopolitiques intenses sont les premières à analyser pour mesurer pleinement l’ampleur de cette imbrication entre le monde des affaires et son environnement géopolitique. À cet égard, le cas des entreprises du secteur des hautes technologies en Biélorussie est fascinant.

Success story à la biélorusse

Nul ne doute plus que le contrôle de la technologie est un enjeu géopolitique. Le président biélorusse ne fait pas exception à cette règle. Dans un contexte de fortes tensions avec le monde occidental, Alexandre Loukachenko a su, depuis deux bonnes décennies, instaurer un surprenant « contrat de non-ingérence » avec le secteur high-tech de son pays, lui assurant un boom économique spectaculaire et transformant la Biélorussie en une « Silicon Valley de l’Europe de l’Est », selon l’expression du Wall Street Journal.

Déclaré persona non grata sur le sol de l’UE en 2006, Loukachenko est parvenu à maintenir une fenêtre d’ouverture vers l’Occident en misant sur sa « principale ressource, les développeurs biélorusses ».

Le pouvoir a adopté de nombreuses mesures contraires à l’apparent isolationnisme de la Biélorussie : création d’un Parc des hautes technologies (Hi-Tech Park, HTP) en 2005, exonération de ses résidents des impôts sur les sociétés et de la TVA, légalisation des cryptomonnaies, élargissement des activités autorisées à s’installer dans ledit Parc, assouplissement des critères requis pour s’y installer, etc. Preuve de réussite, 40 % des résidents du HTP sont des entreprises à capitaux étrangers, et plus de 100 entreprises installées sont des centres de développement de sociétés internationales.

Les orientations technologiques de Loukachenko n’ont pas tardé à plus largement porter leurs fruits. Les exportations de produits informatiques et les services ont augmenté d’un facteur supérieur à 30 entre 2005 et 2016, la part de l’informatique dans les exportations totales du pays de biens et services passant de 0,16 % à 3,25 %.

Plus de 1 000 entreprises se sont enregistrées au Hi-Tech Park de Minsk. Au cours de la période 2017-2021, plus de 40 000 personnes y ont été employées. Actuellement, la main-d’œuvre du Park compte plus de 60 000 personnes, ce qui représente 2 % de la population économiquement active et 5 % du PIB du pays, selon les statistiques officielles.

Un dilemme stratégique complexe

Ce miracle de l’économie biélorusse est cependant mis à l’épreuve depuis 2020.

Une succession de crises – réélection frauduleuse de Loukachenko, contestation populaire suivie de violentes répressions, « crise des migrants » à la frontière avec la Pologne, détournement du vol Ryanair 4978 par les autorités biélorusses et, pour conclure, implication de la Biélorussie dans la guerre en Ukraine – mettent en péril l’avenir de la Biélorussie en tant que techno-hub de l’Europe de l’Est.

Les entreprises high-tech, biélorusses comme étrangères, se heurtent dès lors à un dilemme : rester et continuer à bénéficier d’une politique gouvernementale résolument attractive, en « séparant » soigneusement les affaires et la (géo) politique, ou quitter ce pays au risque géopolitique (trop) élevé.

Bien qu’il soit difficile d’obtenir à ce jour des statistiques précises sur les évolutions récentes du secteur biélorusse des high-tech, quelques tendances s’esquissent. De grandes sociétés informatiques ont fermé leurs portes, telles Wargaming, PandaDoc, Flo, Wannaby, OneSoil, WorkFusion, EIS Group, Vochi, Playrix, +Yandex, Gödel Technologies. Pour certaines d’entre elles, le risque géopolitique prenait une forme extensive : risque réputationnel, pertes économiques liées notamment à l’impact des sanctions internationales, mais aussi risques sécuritaires pour le personnel.

PandaDoc en constitue l’un des exemples les plus emblématiques, la société ayant été liquidée puis relocalisée en Ukraine, un « déménagement » caractéristique du comportement des entreprises high-tech en Biélorussie depuis trois ans. Entre 2020 et 2022, l’Agence polonaise pour l’investissement et le commerce a, par exemple, fourni des services à plus de 140 entreprises ayant soumis près de 49 000 demandes individuelles de relocalisation, la plupart destinées aux Biélorusses après l’invasion de l’Ukraine par la Russie.

Nombreuses sont pourtant les entreprises ayant fait le choix de rester (le Hi-Tech Park annonce encore aujourd’hui 1 018 résidents) en s’adaptant au nouveau contexte. Compte tenu de l’imprévisibilité du monde et de la difficulté de développer des activités dans de nouveaux pays, elles privilégient leurs marchés déjà existants et tentent de temporiser en attendant une période plus favorable.

Entre fin août et mi-septembre 2023, nous avons réalisé de nombreuses interviews de spécialistes biélorusses employés par des entreprises du secteur high-tech (biélorusses et étrangères) de taille variable (de 2 à plus de 500 salariés). Les personnes ayant accepté de nous répondre occupaient des postes de développeurs, de chefs de projet ou de managers. Toutes ont demandé que leur anonymat soit préservé. Les répondants nous ont expliqué que la poursuite des activités en Biélorussie nécessite, d’une part, une vraie « résilience psychologique » et, d’autre part, des changements de modèles économiques (spécialisation plus étroite des services proposés et/ou recherche de nouveaux clients).

Les décisions stratégiques que prennent actuellement les entreprises high tech en Biélorussie ne sont pas simples et relèvent plutôt de la gestion de crise : elles se font dans l’urgence et sous pression. L’ensemble des interlocuteurs ayant accepté de répondre à nos questions témoignent d’une forme de tabou autour des questions géopolitiques au sein de leurs entreprises. Une « neutralité du business » est perçue comme une condition sine qua non de la performance économique. Dans leurs décisions, ces entreprises reconnaissent ne disposer d’aucun outil ou méthode leur permettant d’effectuer une évaluation du risque géopolitique. Les décisions prises s’appuient sur le « bon sens » ou « l’intuition » plutôt que sur une démarche méthodologique.

Les leçons de l’expérience biélorusse

Côté entreprises, une meilleure anticipation, notamment par l’intégration d’une composante géopolitique dans leur management stratégique, permettrait de mieux se préparer à ce type d’aléas et de réduire notablement un certain nombre de coûts, parmi lesquels, dans le cas biélorusse, les coûts de relocalisation de familles entières d’ingénieurs ou du retrait de certains clients consécutif à la mise en place de sanctions.

Côté Biélorussie, dans un pays aux ressources naturelles limitées, souffrant d’une dépendance chronique et multifacette de son grand voisin, la destruction de l’un des piliers d’une relative autonomie est une erreur stratégique majeure. Avec le départ de toutes ces entreprises, qui constituaient peu ou prou sa seule ouverture sur l’Occident et sur le monde numérique, la Biélorussie, plus que jamais dépendante de la Russie court à sa perte.

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