Les spongiaires, nommés plus familièrement éponges, sont des animaux marins non mobiles qui vivent fixés sur le sédiment. Leur répartition couvre l’ensemble des océans du globe. Si elles sont particulièrement présentes et étudiées en milieu tropical, elles se développent aussi en milieu tempéré depuis les faibles profondeurs jusqu’à plus de 2000 mètres de fond.
Des fossiles de 760 millions d’années
Les plus vieux fossiles d’éponges marines trouvés sont datés de plus de 760 millions d’années, indiquant que les éponges ont survécu aux grandes extinctions du Cambrien et du Crétacé, aux périodes de glaciation et autres variations climatiques. Comment des animaux aussi vulnérables en apparence ont-ils pu traverser les âges ? La réponse réside dans leur chimie : au cours de leur longue évolution, les éponges ont développé au sein de leurs tissus un arsenal de composés organiques appelés métabolites spécialisés qui présentent une toxicité plus ou moins marquée. Nous savons maintenant que ces métabolites sont utilisés par l’éponge pour lutter contre les infections et/ou l’invasion de bactéries et champignons dans leurs tissus.
Les mécanismes derrière la biosynthèse de ces métabolites sont encore à ce jour mal connus, mais il semblerait que les bactéries symbiontes de l’éponge y participent activement. Ainsi, chaque espèce d’éponge développe une formidable armoire à pharmacie qui leur est propre. À ce jour, ce sont plus de 6 500 métabolites spécialisés qui ont été caractérisés parmi les 8 000 espèces recensées.
Molécules marines
Ces cinquante dernières années, cette pharmacie marine a été largement étudiée pour des applications humaines. Cette science des produits naturels marins a conduit à la découverte de nombreuses molécules originales et complexes jusqu’alors jamais rencontrées dans le monde terrestre. La plupart de ces molécules bioactives sont testées contre des maladies humaines afin de déterminer leur efficacité potentielle en tant que médicament.
À ce jour, trois composés issus d’éponges marines ont été approuvés par la FDA (Food and Drug Administration) et font l’objet d’une commercialisation : l’Eribulin (Halaven ), la Cytarabine (Cytosar-U ) et la Vidarabine (Vira-A ) qui sont respectivement utilisés comme anticancéreux (cancer du sein et leucémie) et antiviral (herpes). Quinze autres molécules candidates font actuellement l’objet de tests cliniques.
L’éponge méditerranéenne C. crambe biosynthétise des composés de la famille des alcaloïdes, solubles dans l’eau et à forte activité biologique : les crambescines et les crambescidines. Divers tests de bioactivité ont montré que de faibles concentrations de crambescidines sont toxiques – ces deux familles de molécules constituent l’armoire à pharmacie de C. crambe.
Les éponges communiquent
Récemment, dans un article publié dans Scientific Reports (Groupe Nature), nous avons mis en évidence une deuxième fonctionnalité des crambescines et crambescidines ; la communication. Cette communication chimique au sein de la mer s’apparente à ce qui se passe en milieu terrestre : comme pour une fleur qui pour compenser son immobilité, distille son parfum dans l’air par le biais de métabolites volatiles qui auront pour effet de signaler sa présence. Les caractéristiques chimiques des métabolites de communication intervenant en milieu marin sont différentes de celles rencontrées en milieu terrestre du seul fait de la nature de l’eau par rapport à l’air (plus visqueuse, hautement réactive).
Grâce à des mesures chimiques précises nous avons mis en évidence la présence d’un halo de crambescines et crambescidines autour de l’éponge C. crambe dans son milieu naturel. Ce halo est généré par l’expulsion constante de petites cellules d’éponges – les cellules sphéruleuses – qui contiennent chacune une vingtaine de vésicules renfermant jusqu’à 136 000 molécules toxiques. Ces cellules sont expulsées de l’éponge par ses canaux exhalant puis les vésicules sont libérées dans l’eau de mer, ce qui conduira à la solubilisation d’une partie des composés toxiques autour de l’éponge. Ainsi, un halo chimique jouant le rôle de bouclier est continuellement réapprovisionné par l’éponge elle-même.
Bouclier chimique
Nous soupçonnons actuellement que ce bouclier chimique permet à l’éponge de signaler sa présence dans un but de protection. En effet, les éponges marines sont soumises à plusieurs dangers du fait de leur immobilité : elles ne peuvent fuir les prédateurs, ne peuvent stopper les organismes envahissants et doivent lutter pour maintenir et conquérir un espace vital. Au cours de leur vie, les éponges encroûtantes tendent notamment à s’étaler sur le substrat sur lequel elles sont fixées. En signalant leur présence à l’aide de composés toxiques, elles dissuadent la fixation d’autres organismes sur ce même substrat.
Pour illustrer ce mécanisme, la toxicité des composés que C. crambe utilise pour former son bouclier chimique a été testée sur le stade embryonnaire d’ascidies de méditerranée, organismes qui rivalisent pour les mêmes substrats. Ces tests d’écotoxicité révèlent que les crambescidines sont tératogéniques et cytotoxiques pour les embryons d’ascidies, empêchant toute fixation de ces derniers sur le substrat autour de l’éponge. L’éponge _C. crambe _déploie une grande énergie dans ce mécanisme de signalement chimique si l’on considère le fait que les alcaloïdes expulsés sont des molécules très réactives dans l’eau de mer qui se transformeront en quelques heures. Une excrétion continue de ces métabolites spécialisés est nécessaire pour maintenir un bouclier chimique suffisamment actif pour assurer leur protection.
Malgré leur immobilité et l’absence d’organes de défense, les éponges ont traversé les âges géologiques, et ce grâce à une arme invisible et puissante : la chimie. Cependant, les hausses de températures actuellement observées dans certaines régions marines ont conduit à des extinctions massives de certaines espèces. La chimie raffinée de ces éponges sera-t-elle suffisante pour faire face aux évolutions particulièrement rapides du climat actuel ?