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Hommes armés portant un cercueil et des drapeaux
Bagdad, le 25 janvier 2024. Des membres des Forces de mobilisation populaire irakiennes portent le cercueil d’un camarade tué lors d’une frappe aérienne américaine. Ahmad Al-Rubaye/AFP

Les États-Unis vers un conflit à grande échelle avec les Houthis du Yémen et les organisations politico-militaires irakiennes ?

Au Proche-Orient, la guerre de Gaza est en train d’acquérir une dynamique propre, ravivant le spectre de nouveaux conflits régionaux. Appuyé par les États-Unis, qui ont envoyé leur plus imposant navire de guerre dans la zone, Israël mène, depuis l’assaut meurtier du Hamas le 7 octobre dernier, une guerre à grande échelle qui, aux yeux de nombreux observateurs, ne viserait pas uniquement à éradiquer le groupe islamiste mais également à expulser les Palestiniens de Gaza en prenant pour cible les infrastructures et les populations civiles. La Cour internationale de Justice vient d’ailleurs d’accepter d’instruire la plainte pour génocide déposée par l’Afrique du Sud.


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Dans ce contexte, des acteurs non étatiques armés alliés à l’Iran ont lancé, dans une stratégie concertée, des représailles asymétriques contre Israël depuis la Syrie, le Liban, l’Irak et le Yémen. Ces acteurs mènent également des opérations offensives contre les forces américaines, perçues comme partie prenante de la guerre israélienne contre Gaza.

Une perception erronée des réalités locales conduit à réduire ces acteurs non étatiques au rôle de « proxies » : on a tendance à ne les voir que comme un réservoir de forces projetables que l’Iran actionne quand il le souhaite pour mener des actions offensives. Or, bien que ces acteurs convergent stratégiquement avec Téhéran sur le plan régional et font partie intégrante d’un axe de la dissuasion active face à Israël, ils disposent également d’une autonomie certaine et agissent conformément à leur propre agenda. Il en va ainsi aussi bien des organisations politico-militaires chiites actives en Irak que des Houthis au Yémen.

Escalade avec les organisations politico-militaires chiites en Irak

En Irak, où les États-Unis conservent une présence de 2 500 soldats – en vertu d’un accord avec le gouvernement de Bagdad, pour conseiller et former les forces de sécurité irakiennes dans le cadre de la lutte anti-Daech –, une centaine d’opérations offensives ciblant l’armée américaine ont été dénombrées depuis le 17 octobre.

En réponse, les États-Unis ont mené, le 4 janvier dernier, une attaque de drone qui a tué Mushtaq Jawad Kazim al-Jawari, également connu sous le nom d’Abu Taqwa, le chef du puissant groupe Harakat al-Nujaba.

Aux côtés de plusieurs autres organisations – notamment la brigade Badr, Asaib Ahl al-Haq et Kataib Hezbollah, ce groupe relève du Hached al-Chaabi – les « Forces de mobilisation populaire » irakiennes, ou FMP – une coalition de forces paramilitaires soutenue par l’Iran, poids lourd structurel en Irak.

Sur la scène irakienne, les FMP apparaissent aujourd’hui comme un acteur politique puissant dont la légitimité a été renforcée par les succès obtenus sur le terrain face à Daech et qui s’est vu accorder un statut officiel de branche auxiliaire des forces de sécurité irakiennes.

L’assassinat en janvier 2020 de leur chef adjoint Mahdi el-Mohandes, lors de la frappe américaine qui a tué le haut responsable iranien Qassem Soleimani, commandant de la Force Al-Qods du corps des Gardiens de la révolution islamique et architecte du développement du potentiel militaire de l’axe de la dissuasion active mis en place par Téhéran, n’a pas empêché les FMP de continuer de jouer un rôle clé en Irak.

Ni l’affaiblissement de leur leadership, ni les tensions avec leur rival chiite, le leader religieux et nationaliste Moqtada al-Sadr, qui ont dégénéré en affrontements aux ressorts multiples et locaux en août 2022, n’ont fragilisé durablement la coalition. Au contraire : la nomination en octobre de la même année au poste de premier ministre de Mohammed Shia al-Soudani (proche de Nouri al-Maliki, premier ministre de 2006 à 2014) a donné aux FMP un nouvel élan. Comme le souligne le chercheur de la Brookings Institution Ranj Alaaldin, « l’organisation s’est davantage ancrée dans l’État irakien, élargissant ses capacités économiques, diversifiant ses sources de revenus et étendant son réseau de mécènes ».

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C’est ainsi que la frappe américaine qui a tué le leader de Harakat-al-Nujaba a été qualifiée d’« agression flagrante » et de « violation de la souveraineté et de la sécurité de l’Irak » par le porte-parole des forces de sécurité irakiennes, le général Yehia Rasool. Le ministère irakien des Affaires étrangères a employé des termes similaires.

La dangereuse escalade en cours (une base américaine en Irak a été bombardée le 21 janvier par des groupes chiites irakiens) a obligé le gouvernement de Soudani – qui entretient des relations étroites avec l’Iran tout en étant un interlocuteur acceptable pour les États-Unis – à affirmer sa volonté de mettre fin à la présence américaine en Irak. Désormais, la question du retrait américain est en discussion entre les États-Unis et les autorités de Bagdad.

Force est de constater que les dynamiques belligènes initialement liées au contexte de la guerre de Gaza débordent de ce cadre et s’inscrivent désormais dans le cadre d’une confrontation directe entre les Américains et une partie des acteurs locaux.

Washington face à la détermination des Houthis

Au Yémen également, il devient de plus en plus difficile pour les États-Unis d’éviter un engrenage irréversible après les frappes de représailles du 2 janvier qui ont pris pour cible les positions des Houthis.

Ces derniers, qui affirment agir en solidarité avec les Palestiniens de Gaza depuis le début de la guerre, ont lancé de nombreuses attaques contre les navires considérés comme liés à Israël en mer Rouge. À la suite des représailles de Washington, les Houthis ont averti que cette « agression américaine » « ne resterait pas sans réponse ».

Bien qu’il bénéficie du soutien opérationnel de l’Iran, le groupe est très enraciné localement et s’est imposé à la faveur de ses succès militaires comme une force politique majeure contrôlant la capitale Sanaa et de larges parties du territoire dans le nord et l’ouest du pays à l’issue de sept ans de conflit avec Riyad.

Si le renversement du gouvernement yéménite en 2014 a constitué un facteur déterminant dans la décision saoudienne de lancer sa campagne aérienne le 26 mars 2015, des années d’enlisement dans la guerre du Yémen ont conduit Riyad à réviser sa position et à négocier avec le groupe. Après plusieurs mois de discussions, les deux acteurs ont adopté une feuille de route pour la résolution du conflit.

Dans le contexte de l’escalade entre Israël et les Houthis, l’Arabie saoudite est soucieuse de maintenir la trêve intra-yéménite et une perspective de sortie d’un conflit qu’elle n’a pas gagné. C’est la raison pour laquelle Riyad a exprimé son inquiétude et appelé à la retenue après les frappes aériennes menées conjointement par les États-Unis et le Royaume-Uni.

Face à la posture des Houthis, les États-Unis ont, à l’heure actuelle, des leviers d’action très limités. Comme l’explique Alexandra Stark, chercheuse associée à la Rand Corporation, « les dix dernières années de combats ont montré qu’il est peu probable que la coercition ou la force militaire suffisent à dissuader les Houthis. Au contraire, des représailles militaires importantes de la part des États-Unis risqueraient de provoquer une nouvelle escalade et d’ouvrir un nouveau front majeur dans la région, alors que les États-Unis et leurs partenaires régionaux ont, en matière de sécurité, investi beaucoup de temps et de ressources pour se dégager de la guerre au Yémen ».

Ces conclusions sont partagées par Aron Lund, analyste à l’Agence suédoise de recherche pour la défense, qui rappelle que les attaques directes contre des cibles houthies au Yémen risquent d’entraîner les États-Unis dans un conflit qu’ils ne peuvent pas gagner par leur puissance militaire :

« Alors que des milliers de Palestiniens sont morts et que Gaza est en ruines, souffrant d’une famine généralisée, les revendications des Houthis trouvent un écho puissant non seulement au Yémen, mais aussi dans tout le Moyen-Orient et au-delà. L’administration Biden a provoqué un tollé mondial en soutenant son allié à l’extrême, en défendant les tactiques israéliennes brutales et en expédiant des armes pour aider Israël à poursuivre la guerre […]. Tant que le carnage à Gaza n’aura pas pris fin, toute résolution sérieuse de la crise en mer Rouge semble improbable. »

L’Amérique peut-elle s’engager sur tous les fronts ?

Il est vrai que les interventions militaires de ces dernières années ont démontré l’impuissance des armées occidentales face à des adversaires ayant recours à des techniques de guerre asymétrique. Par ailleurs, l’enlisement dans une nouvelle guerre sans fin aurait un coût élevé pour Washington. Si dès son entrée en fonctions, l’administration Biden a donné des garanties à Israël sur la permanence du soutien américain, elle affichait également une volonté d’apaiser les tensions avec l’Iran pour se focaliser sur sa principale priorité stratégique, à savoir la compétition de puissance avec la Chine. Les cartes ont été rebattues avec la guerre en Ukraine. Washington a apporté dans un premier temps un appui financier massif à Kiev avant, dernièrement, de remettre cet engagement en cause.

Du fait de leur engagement militaire inconditionnel aux côtés d’Israël, les États-Unis se retrouvent aujourd’hui confrontés au risque imminent d’une réactivation des conflits directs avec des acteurs locaux en Irak et au Yémen dans un contexte où ils peinent à la fois à se départir du bourbier ukrainien et à contenir les ambitions de puissance de la Chine.

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