Le nombre des prises de contact avec les Centres d’information et de recrutement des forces armées (CIRFA) a été presque multiplié par deux depuis les attentats du mois de janvier 2015. Les demandes afin d’intégrer la réserve sont également nettement plus nombreuses. Parmi ces personnes de tous âges voulant servir leur pays, des femmes.
Que ces dernières soient touchées par un élan patriotique et contribuent à l’effort d’un État en guerre est devenu un phénomène commun aux pays occidentaux depuis le XXe siècle. L’image de « Rosie, la riveteuse », bandana sur le front et biceps en avant, appartient désormais à l’iconographie populaire. Les grands conflits mondiaux ont ainsi servi l’émancipation des femmes et la cause féministe dans les pays industrialisés. Cependant, au-delà des figures mythologiques (des Amazones à Jeanne d’Arc), l’histoire des femmes militaires est d’abord celle d’un long chemin depuis la périphérie du champ de bataille vers le cœur du métier des armes.
Ce parcours serait en passe de s’achever en France. Avec des forces armées parmi les plus féminisées (entre 15 et 16 %), le processus d’ouverture entamé depuis plus de trente ans, accéléré par la professionnalisation à la fin des années 90, permettrait aux femmes d’accéder à toutes les filières, tous les métiers. Toutefois, si la féminisation des armées n’est plus en question, celle de l’égalité homme-femme, comme celles de leurs relations, se pose encore. Alors, en quoi les femmes ne seraient-elles pas des militaires comme les autres ?
Une posture plus réfléchie
Les nombreuses enquêtes sur la motivation à l’engagement conduites après la professionnalisation des forces armées ont confirmé que la carrière militaire ne représentait pas un choix anodin pour la majorité des candidats. Le désir de rompre avec la routine ; le goût de l’aventure ; servir une cause, un projet collectif ; l’atavisme familial sont les raisons les plus souvent avancées. Elles apparaissent aussi bien chez les candidats que les candidates. Cependant, le choix de ces dernières se révèlent « atypiques » tant aux yeux parfois de leurs proches, qu’à ceux de la société. Vouloir faire un métier d’« hommes » les conduit, semble-t-il, à réfléchir de manière plus approfondie que leurs camarades masculins aux contraintes de cette activité.
Surtout, elles aspirent généralement à n’être ni mieux ni moins bien considérées que leurs camarades masculins. Peu se perçoivent encore aujourd’hui comme des pionnières, et elles ne souhaitent pas devenir les porte-drapeaux de quelconque cause féministe. Si celles-ci veulent « faire carrière », elles semblent bien mesurer les contraintes que ce métier peut avoir sur leur vie de femme. En intériorisant ce qu’on peut aussi appeler une vision « genrée » de la division du travail militaire, certaines s’orienteront plutôt vers des composantes (Terre, Air, Marine, Gendarmerie, etc.), des spécialités et des filières qui leur semblent plus en adéquation avec leur identité féminine. En effet, si tous les militaires sont des combattants, certains seront plus exposés que d’autres aux dangers et astreintes du métier des armes.
Égaux et égales sous l’uniforme ?
L’égalité homme-femme est un enjeu affiché des forces armées françaises. Ces efforts s’inscrivent dans un projet politique et social plus large, national, européen et international. On pourrait considérer que la réalisation de ce projet serait même facilitée pour les armées par l’une de leurs caractéristiques : le port de l’uniforme. Comme le résumait le Général de Lattre de Tassigny : « Je ne veux pas savoir s’il y a des femmes dans la division, pour moi, il n’y a que des soldats. »
La réalité est évidemment plus complexe. Tout d’abord, la répartition des femmes par catégories de grade n’est pas représentative de la pyramide hiérarchique des forces armées. Avec des pourcentages variant selon la composante considérée, seule une minorité d’entre elles (8 à 12 %) appartiennent au corps des officiers. Cette part se réduit encore si on considère les officiers supérieurs et les officiers généraux. Le caractère récent de l’ouverture des armées aux femmes vient souvent éclairer ce constat. Cependant, de la même manière que l’on peut souligner que le phénomène n’est pas propre aux forces armées, ni même à la fonction publique, l’hypothèse de l’existence de « plafonds de verre » surgit. Des « filtres invisibles » subsisteraient comme l’affirme le Haut comité d’évaluation de la condition militaire dans son dernier rapport datant de 2015.
L’existence d’une forme de division sexuelle du travail au sein des armées peut être considérée comme un de ces filtres. En effet, les femmes sont ultra-minoritaires dans les filières combattantes, même si celles-ci se sont ouvertes depuis plus ou moins longtemps. Il s’agit de celles qui contribuent le plus directement aux opérations militaires. Par exemple, 3,3 % des pilotes de l’armée de l’air sont des femmes. Et celles-ci ne représentent que 0,4 % de l’infanterie dans l’armée de terre. En revanche, les unités ou filières de soutien (gestion, administration) sont très largement féminisées. Cette situation est en partie le reflet des choix professionnels initiaux des femmes militaires, souhaitant pour certaines préserver leur vie de famille future. Néanmoins, ce constat soulève la question plus générale de la place des femmes au sein d’un métier largement marqué par sa dimension virile.
La question du corps et du genre
Les débats, non plus nécessairement aujourd’hui sur le statut mais sur le rôle des femmes au sein des forces armées, est le plus souvent construit autour du corps de ces dernières. Tout d’abord, malgré les transformations technologiques du métier des armes, leur anatomie, d’un point de vue général – taille et volume musculaire moyen –, leur rendrait encore difficile d’accès des métiers où la force physique reste centrale. On pense ainsi à l’infanterie ou encore à l’artillerie (au sein des batteries par exemple). Si elles sont évaluées physiquement comme leurs camarades masculins, on ne leur applique pas le même barème.
Ensuite, leur possible rôle de mère les rendrait moins disponibles que les hommes, et donc généralement moins en mesure d’assumer les astreintes militaires (projection en opérations ou embarquement). Enfin, leur présence nuirait à l’efficacité des unités militaires ou rendrait plus complexe leur fonctionnement. Au-delà de la mise en place d’infrastructures adaptées et réduisant la promiscuité hommes-femmes (logement, sanitaires), leur présence viendrait rompre un « entre-soi » masculin, et potentiellement la cohésion. La sexualité viendrait encore rendre plus problématique leur présence.
En conclusion, si la place des femmes dans les armées n’est peut-être pas « introuvable » comme l’affirmait la sociologue Katia Sorin en 2003, cet ensemble d’arguments tendrait à circonscrire leur contribution. Si chacun d’entre eux méritait d’être analysé et discuté, pris ensemble, ils révèlent aussi une vision genrée, soit une certaine conception encore dominante du rôle social de la femme. La contribution des femmes militaires à la défense de leur pays est certes reconnue et n’est officiellement plus remise en question. Mais il peut apparaître encore paradoxal qu’on s’interroge sur son contenu, alors qu’on n’a jamais cherché à caractériser celle des hommes.
Depuis le début des années 2000, la féminisation a perdu de son exceptionnalité. Si elle n’est plus UNE question, les questions restent encore nombreuses quant à ses conséquences, quant aux expériences vécues par les femmes dans un milieu viril et virilisé, quant aux possibles évolutions de l’identité militaire… C’est à certaines de ces interrogations que l’ouvrage publié récemment sous la direction de Claude Weber tente de répondre.