Menu Close

Les Français·es face à leur responsabilité

Quai du canal saint-Martin à Paris le dimanche 15 mars en dépit des annonces demandant à rester chez soi. Thomas SAMSON / AFP

La pandémie du coronavirus SARS-CoV-2 entraînant la maladie Covid-19 produit une situation d’incertitude similaire à celle que le monde a connue il y a dix ans avec la grippe A (H1N1).

Ainsi, si nous disposons de données assez précises sur les grippes saisonnières, ainsi que sur d’autres coronavirus que celui du Covid-19, le fait qu’il s’agisse d’une nouvelle souche laisse une part d’inconnu que nous tentons de pallier au fur et à mesure de la progression de la nouvelle pandémie.

Dans son allocution du lundi 16 mars, le président français a annoncé de nombreuses mesures drastiques destinées à réduire les déplacements de population ainsi que des décisions sociales, économiques et politiques conséquentes, comptant sur la responsabilité individuelle et collective de chacun.

Cette situation permet de questionner les comportements et discours collectifs en s’appuyant notamment sur l’anthropologie historique et l’histoire des mentalités.

La responsabilité individuelle, mentalité française ?

La diffusion de mesures de prévention appelées « gestes barrière » pour freiner la propagation du Covid-19 en France attire l’attention. Il s’agit en effet de mesures qui font appel à la responsabilité individuelle, comme se laver les mains régulièrement, tousser dans son coude, instaurer une distanciation sociale, rester chez soi si on a plus de 70 ans…

Dans une perspective d’inspiration foucaldienne, on peut dire que ces moyens d’exercer un pouvoir en santé publique relèvent de techniques de régulation des comportements, et non de coercition. Cette approche est en adéquation avec les formes de gouvernementalité libérale, sans obligation ni interdiction directes. Elles se distinguent d’autres types de mesure possibles, relevant de formes d’intervention plus autoritaires s’exerçant par le contrôle légal et disciplinaire : fermeture de lieux publics (écoles, universités…), fermeture de commerces, obligation de quasi confinement au foyer… décidées et imposées par le pouvoir étatique.

La France a mêlé à ce jour ces deux types de technologies d’exercice du pouvoir à propos des processus fondamentaux du vivant que sont la santé et la maladie, en ayant compté d’abord de façon importante sur l’autodiscipline des individus.

Or, cette approche libérale, qui compte sur la responsabilité individuelle, entre en tension avec la tradition française multiséculaire d’un État centralisateur et très hiérarchique. Celle-ci remonte non seulement à l’État napoléonien, mais également à la monarchie catholique d’Ancien Régime comme l’a montré Alexis de Tocqueville.

Cette tendance se traduit en médecine par une conception très paternaliste et de maintien de l’ordre social qui a pris son essor en santé publique (alors appelée « hygiène publique ») au XIXᵉ siècle, avec le développement d’un hygiénisme d’État.

Approche étatiste de la santé versus approche domestique

La France se situe ainsi assez loin de la conception anglo-américaine de l’exercice de la médecine et de l’hygiène, qui s’inscrit dans une tradition dite de self-help (« aide à soi-même ») développée à la fin du XVIIIe siècle et au XIXe siècle.

Cette tradition mêle une approche domestique et privée de la santé avec une méfiance prononcée à l’égard des institutions étatiques. La liberté individuelle est mise en avant contre le pouvoir de l’État, ce qui a conduit à développer des formes d’éthique personnelle orientées par l’idée de responsabilité individuelle, reposant en l’occurrence sur l’éthique protestante américanisée et considérée alors aux États-Unis comme la forme aboutie du protestantisme, importé d’une Europe elle-même considérée en déclin. L’hygiène dite « sociale » aux États-Unis s’est développée au tournant du XXe siècle, lors de la période de la réforme sanitaire dite « progressiste » par l’historiographie américaine, sans se départir de la pensée de la liberté individuelle et de l’éthique personnelle.

Ces différences de mentalités se retrouvent dans les différences de système de santé, et permettent d’éclairer la vague de réprobation qu’a connu le projet de l’ancien président américain Barack Obama en la matière, connu sous le nom d’Obamacare.

Des manifestants pro-Obamacare devant la Cour Suprême américaine à Washington DC. ALEX WONG/GETTY Images North America/AFP

Elles peuvent contribuer également à mettre en perspective les difficultés rencontrées en France pour que les habitantes et habitants suivent scrupuleusement les consignes de santé publique face au Covid-19 qui reposent sur la responsabilité individuelle.

La situation actuelle met ainsi en exergue une problématique forte concernant la culture française sur le rapport à l’autorité, qui d’un côté se veut contestataire, mais qui de l’autre ne rapporte pas, manifestement, l’idée de liberté individuelle à celle de responsabilité individuelle.

L’héritage étatiste européen de ce qui s’appelait la « police de santé » fait partie de la mentalité française qui aurait, d’une certaine façon, des difficultés à envisager l’obéissance à des consignes autrement que par l’exercice d’une autorité coercitive, devenue cependant insupportable pour nombre de concitoyennes et concitoyens.

Entre paternalisme médical et autonomie individuelle

Il est difficile d’évaluer où en est aujourd’hui la société française dans son rapport à l’autorité politique, entre appétence pour un pouvoir autoritaire et sécuritaire d’un côté, et aspiration aux libertés individuelles de l’autre. Et ce d’autant que, si les catégorisations étatisme/libéralisme, paternalisme/self-help… permettent de donner sens aux phénomènes sociaux et politiques, elles ne doivent pas masquer le fait qu’au sein d’une même société coexistent une variété de discours et de comportements qui entrent en conflit, en France comme aux États-Unis.

Par ailleurs, le dessin de la stratégie politique française n’a pas été claire n’y n’a aidé à diffuser un message cohérent. Fermeture des crèches, écoles et universités, interdiction des rassemblements de plus de cent personnes entre en contradiction avec l’annonce du maintien des élections municipales, mais aussi des transports en commun.

De plus la fermeture des bars, cafés, restaurants, cinémas etc. a été déclarée seulement dans un second temps, juste au moment du passage au stade 3 de l’épidémie, tout comme la réduction « drastique » des transports longue distance.

Ceci peut aussi contribuer à expliquer le fait que les « gestes barrière » n’aient pas été massivement suivis. C’est toutefois, non sans raison, le manque d’autodiscipline de nombre de Françaises et de Français qui a été invoqué pour fermer les commerces « non indispensables ».

Parc des Buttes-Chaumont, le dimanche 15 mars : les Parisiens ont profité du soleil plutôt que de rester chez eux. C.Chakraverty, CC BY

Vers un exercice responsable de la liberté

Dans le champ médical français, entre la fin des années 1980 et les années 2000, la mise en avant législative du concept de consentement libre et éclairé constitue une remise en question du paternalisme médical encore défendu au milieu du XXe siècle.

Mais le concept de consentement – qui a par ailleurs plus de difficultés à s’ancrer en France qu’aux États-Unis ou au Canada sur le plan sexuel au niveau pénal notamment – réfère à une conception autonomiste de l’individu qui requiert, dès lors, des modes de régulation individuelle des comportements pour soi-même mais aussi avec et envers les autres. L’éthique de la responsabilité individuelle, qui a en outre des effets collectifs comme lors d’une pandémie, est une réponse développée historiquement par la mentalité anglo-américaine (qui peut aussi avoir ses travers concernant, par exemple, l’accès au système de santé pour lequel la logique libérale se trouve particulièrement défaillante en période pandémique et nécessite des mesures politiques exceptionnelles).

Les comportements de nombre de Françaises et de Français durant cette période de Covid-19 semblent attester d’une autre mentalité qui n’a pas encore tout à fait trouvé un chemin vers un exercice responsable de la liberté, sans avoir à copier les États-Unis qui relèvent d’une autre histoire anthropologique qui a bien moins développé les idées de justice sociale et de service public.

La question qui se pose est alors la suivante : les Françaises et les Français sont-ils aujourd’hui capables d’autodiscipline sur fond d’une pensée de la liberté individuelle qui est aussi une pensée de la responsabilité individuelle, sans avoir à attendre de se plier à des mesures étatiques coercitives ?

La pandémie de Covid-19 a apporté une réponse plutôt négative, pour l’heure, à cette question. L’approche libérale de la présidence de la République et du gouvernement a glissé ainsi peu à peu vers des mesures de plus en plus contraignantes et autoritaires, mobilisant désormais l’État centralisateur dans une rhétorique de la guerre sanitaire mettant l’armée à contribution, à quoi s’ajoute un interventionnisme étatique en matière économique considérable.

Want to write?

Write an article and join a growing community of more than 191,200 academics and researchers from 5,061 institutions.

Register now