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Les « gilets jaunes », sursaut d’un nouvel engagement ?

Sabrina 40 ans, porte un bonnet phrygien en plus de son gilet jaune le 17 novembre 2018. Sébastien BOZON / AFP

De la simple contestation sur les réseaux sociaux de la hausse des prix des carburants à la manifestation physique et réelle d’un agacement général (lié à la fiscalité, au pouvoir d’achat, etc.), il n’y a eu qu’un pas.

Et s’il s’agissait de l’illustration des nouvelles formes d’engagement ? Quatre raisons de le penser, sans juger la légitimité et les revendications du mouvement.

La force de l’informalité et du symbole

L’analogie entre les gilets jaunes et les bonnets rouges – du nom du mouvement de citoyens qui s’étaient opposés à l’écotaxe, rassemblant ouvriers, agriculteurs et patrons bretons – a souvent été entendue dans les médias, y compris de la part des manifestants eux-mêmes, ayant espoir d’obtenir un recul du gouvernement à l’instar de leurs prédécesseurs. Outre ce volontarisme, la comparaison est pertinente quant à l’informalité de ces deux mouvements.

D’ailleurs, un parallèle pourrait être fait avec les mouvements des Indignés et « Occupy », dont l’ampleur française était particulièrement faible en comparaison de ceux américains ou espagnols. Pour autant, les gilets jaunes ne sont pas des Indignés « à retardement ». Les seconds appellent à une prise de conscience et à l’action, quand les premiers s’appuient sur les constats pour porter leurs revendications et, déjà, agir.

Les gilets jaunes se sont affranchis de tous les cadres (y compris légaux, certaines opérations n’ayant pas été déclarées en préfecture) et, surtout, des mécanismes habituels de mobilisation qui reviennent traditionnellement aux corps intermédiaires, lançant un appel à la grève ou organisant une manifestation.

Samedi, ne comptaient que la présence et le port du gilet. Ce dernier est d’ailleurs devenu leur symbole, jouant ainsi sur le double sens de la haute visibilité (réelle et médiatique). Plus encore, il devient un totem. Ce vêtement, destiné à protéger l’individu, devient ici synonyme d’une protection collective, celle d’un mouvement. Loin d’être anodin, le choix du gilet fluorescent et réfléchissant s’appuie sur l’obligation de posséder un gilet dans son véhicule et permet ainsi à tout un chacun de se sentir inclus dans le mouvement.

Si ce mouvement, voulu massif, a mobilisé 283 000 personnes, le nombre reste finalement assez proche des chiffres recensés lors des manifestations « classiques » de syndicats, tels que les 230 000 personnes le 9 octobre dernier contre « une politique détruisant brique par brique notre modèle social » (si nous faisons la moyenne des chiffres annoncés). Néanmoins, les gilets jaunes se savaient toujours gagnants : ils misaient sur une mobilisation de masse tout en sachant que seules quelques personnes suffisaient pour entraîner des blocages, autrement dit un impact visible, palpable et, surtout, facilement relayé. En effet, le relais médiatique autour de ce mouvement citoyen a contribué à augmenter son impact et son ampleur.

L’exaspération en partage

Il faut admettre que ces chiffres, peu élevés, sont à ramener aux capacités du mouvement à mobiliser, uniquement appuyées sur les réseaux sociaux et des groupes et événements Facebook. Aucun support formel de communication, aucune section locale qui pourrait relayer les appels à la mobilisation : les initiatives ont avant tout été individuelles.

Chacune et chacun des organisateurs n’a finalement fait que créer un groupe affilié aux gilets jaunes, sans parfois partager la principale revendication. Voguant sur la « grogne générale », les groupes sur Facebook sont devenus de nouvelles arènes politiques, réceptacles de l’exaspération renforcée par l’usage pro-éminent de fake news. Ces groupes relaient ainsi de fausses photos ou des articles de sites parodiques souvent compris au premier degré. Mes ces lieux constituent aussi leur nœud logistique. Le simple outil social devient un espace délibératif à l’intérieur du mouvement, mais sans contradicteurs. Ce mélange des genres est propre à l’engagement informel.

C’est ensuite le renfort médiatique (des autres réseaux sociaux comme des médias traditionnels) qui a permis au mouvement de prendre de l’ampleur, sans oublier les sondages (classiques, tels Ifop-Fiducial pour Sud Radio et CNews, Elabe pour BFMTV, YouGov pour Capital ou encore Odoxa pour Le Figaro et Franceinfo) annonçant le soutien de la population. Sans un si haut degré d’information, les gilets jaunes n’auraient sans doute pas été rejoints par les néo-manifestants, ces personnes n’ayant jamais manifesté auparavant. Le noyau dur des groupes Facebook, qui a réussi à activer le levier médiatique, a alors été rejoint par celles et ceux que j’appelle les « contributeurs ».

Le rôle clef des « contributeurs »

J’ai récemment défini la contribution comme

« un engagement dont l’apport à la cause défendue n’est pas directement perceptible, dont le concours n’est possible que grâce à l’existence d’autres engagés déjà mobilisés et dont la participation est extrêmement variable et volatile […]. Elle accentue et soutient l’engagement en apportant des ressources de tous ordres, y compris symboliques ».

La force des gilets jaunes est précisément d’avoir pu mobiliser et sortir les contributeurs de la sphère numérique, un exploit que peu de partis, associations ou syndicats parviennent à accomplir. Comment y sont-ils parvenus ? En répondant aux nouvelles exigences des engagés en termes de mobilisation des ressources matérielles ou symboliques.

L’engagement des gilets jaunes, de surcroît un samedi, n’engendre pas pour les manifestants de coûts financiers importants tout en respectant l’emploi du temps des contributeurs (chacun allant et venant selon ses souhaits). Simple, concret, l’engagement prend forme immédiatement et l’impact (autrement dit les blocages) est visible à très court terme. Quitte, alors, à négliger les attentes habituelles des engagés, à savoir des réponses à leurs revendications et un niveau élevé de transparence ; et à prendre le risque d’une mise en scène.

Une émancipation vis-à-vis des partis et des syndicats

Enfin, les gilets jaunes appartiennent bien aux nouvelles formes d’engagement quant à leur comportement au regard des organisations formelles de mobilisation. Les syndicats, complètement mis de côté, n’ont pas contribué à la logistique de ces manifestations. Les gilets jaunes se sont d’ailleurs privés ainsi de leurs compétences organisationnelles, notamment relatives à la sécurité, ce qui a pu entraîner des scènes de conflits physiques avec les forces de l’ordre voire avec les conducteurs eux-mêmes.

Quant aux partis, leur apport n’a été que symbolique et marginal. Les représentants politiques ont tenté de s’associer, de près ou de loin au mouvement, afin de reconstituer une hypothétique unité dans l’opposition au gouvernement et à la majorité. Ils n’ont fait que s’accoler au mouvement citoyen, leurs militants revêtant un gilet jaune sans pour autant venir grossir les rangs des actions.

Cette émancipation n’est pas anodine, venant creuser encore un peu plus le fossé entre la société civile et ceux que l’on nomme les corps intermédiaires (institutions, syndicats, administrations etc).

Elle rend de surcroît encore plus compliquée la réponse de l’exécutif aux revendications, hétérogènes, peu uniformes, même si un effort de convergence semble pointer. Sans interlocuteur avec qui négocier et trouver un terrain d’entente, l’échange devient dichotomique : le maintien ou le retrait des réformes. C’est alors la démocratie qui s’en voit affaiblie.

Manifestation du mouvement des gilets jaunes, à Andelnans, territoire de Belfort, le 18 novembre 2018. Thomas Bresson/Flickr, CC BY-ND

Un risque de décrédibilisation

Outre cet aspect institutionnel, relatif à la place de choix qu’ont les partis, les syndicats et les associations dans la négociation et la coopération avec l’exécutif ; se pose la question de la technique de l’engagement.

Peu organisé, le mouvement a rassemblé des individus aux motivations bien moins convergentes que supposé et, surtout, aux pratiques différentes. L’usage ponctuel de la violence, la différence entre les blocages et les barrages filtrants, les dérives langagières sont la conséquence de l’absence de tout cadre, au risque d’une décrédibilisation.

Le propre des mouvements informels et contributifs, dont les gilets jaunes font pour le moment partie, reste leur éphémérité. Ces mouvements sont en effet enclavés entre le formalisme institutionnel et la sphère numérique, ne parvenant pas toujours à trouver sa place. Enfermés dans l’informalité, ils deviennent dépendants du relais médiatique pour ne pas être muets : sans un focus régulier des journaux locaux ou nationaux, les ZAD, par exemple, restent peu limitées, mais toujours actives sur les réseaux sociaux. En découle une lutte asymétrique.

Cette nouvelle forme d’engagement, adolescente, est difficile à cerner sur le long terme, tant la mobilisation des ressources risque de devenir complexe. D’abord, le risque que les contributeurs retrouvent leur posture habituelle, c’est-à-dire hors du terrain, est grand (et déjà enclenché). Quant aux médias, combien de temps mettront-ils à déserter peu à peu les manifestations ? Sans surprise, donc, les plus engagés se tourneront peu à peu vers la voie associative, donc formelle, perdant l’essence même du mouvement initial.

Reste tout de même un enjeu : jusqu’où les gilets jaunes parviendront-ils à rassembler ? Si leur leitmotiv s’en tient à une convergence des exaspérations, l’on peut rapidement imaginer leur transformation en mouvance politique (mais apartisane), à l’image du Mouvement 5 Étoiles. Et ce sans que l’on puisse présumer pour l’instant de leur rôle sur l’échiquier politique.

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