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Les impératifs sécuritaires auront-ils raison de notre droit fondamental à la vie privée ?

Le PDG de Facebook Mark Zuckerberg lors d'une rencontre avec Emmanuel Macron en marge de l'événement « Tech for Good » à Paris, en mai. Es-ce l'avènement d'une co-gouvernance entre méta-plate-formes et états souverains? Christophe Petisson/AFP

Ce lundi 10 décembre, en pleine crise des gilets jaunes, Emmanuel Macron a débuté son discours d’apaisement par rappeler l’importance que son gouvernement accorde aux enjeux sécuritaires. Une question une nouvelle fois mise en avant après la fusillade de Strasbourg.

Symboliquement, l’État semble accorder une importance toute particulière aux questions sécuritaires. Au-delà du symbole, ce tropisme sécuritaire prend une dimension politique concrète majeure si nous le lions à un événement récent, relativement peu souligné ces dernières semaines : la validation d’une base de données biométriques intitulée « Titres électroniques sécurisés » (TES) instauré par le décret n° 2016-1480 du 28 octobre 2016. Cette décision laisse entrevoir la mutation d’un État dont les points d’équilibre se déplacent imperceptiblement vers moins de droit et plus de surveillance. Signe annonciateur d’une clarification franche du brouillage de nos représentations institutionnelles ?

Un nouveau rapport de forces

En effet, les démocraties libérales occidentales semblent éprouver des difficultés à prospérer sereinement sur un système politique inédit où métaplateformes et État, punitif et divertissement, privé et public se mêlent, s’interpellent.

Ce changement de rapport de forces déstabilise le positionnement de l’État. Il n’est plus ni solitaire ni souverain mais cohabite avec d’autres formes de pouvoir pour configurer avec elles une nouvelle gouvernance mondiale.

Lors du Forum sur la Gouvernance d’Internet 2018 le 12 novembre dernier, le Président Macron officialisait ainsi la collaboration prochaine entre Facebook et l’État français, inaugurant le concept inédit de « co-régulation ».

Celle-ci apparaît tout à coup comme l’ultime avatar de ce brouillage des frontières institutionnelles où l’État n’est plus une entité régulatrice supérieure mais un partenaire affaibli, qui n’est plus en mesure de faire appliquer seul la Loi. Par cette coopération politique d’un genre nouveau, l’État ne détient en réalité plus qu’un droit de regard sur les solutions techniques proposées par les métaplateformes qui restent garantes en dernier recours des dispositifs mis en place. C’est tout cas le sens de l’expérimentation annoncée entre la France et Facebook concernant la suppression des propos haineux sur le réseau social.

Cette expérimentation s’inscrit dans la ligne droite d’un rapport adopté hier par le Parlement européen qui propose, « au prétexte de la lutte contre le terrorisme, de déléguer la censure du Web européen à Facebook et Google ». Une mesure dénoncée par le collectif La Quadrature du Net.

Cette « co-régulation » signifie ainsi que, désormais, deux systèmes coexisteront : souveraineté territoriale pour l’État contre souveraineté fonctionnelle pour les métaplateformes.

Souveraineté fonctionnelle contre souveraineté territoriale

En effet les plates-formes numériques géantes opèrent sur un marché mondialisé affranchi de toute frontière géographique où les conditions générales d’utilisation (CGU) prévalent face au flou juridique d’États ayant encore du mal à naviguer dans cette nouvelle économie. De fait, ces entreprises (location d’appartements, transport VTC, plates-formes e-commerce, réseaux sociaux) exercent désormais leur pouvoir non plus en tant que partie d’un conflit mais en tant qu’autorités réglementaires qui imposent leurs conditions de fonctionnement dans leur espace virtuel. À ce titre, l’annonce de Facebook de créer unilatéralement sa propre cour d’appel avec comme objectif annoncé de traiter les cas litigieux entre la plate-forme et ses utilisateurs est particulièrement parlant.

Pour compenser son affaiblissement fonctionnel, l’État a méthodiquement entamé un renforcement de ses attributions en termes de souveraineté territoriale, essentiellement sous la forme d’un discours sécuritaire dont l’objectif est de se re-légitimer aux yeux du peuple. L’État de droit mute ainsi progressivement en État de l’ultra-sécurité.

La mise en place d’un « méga-fichier » listant citoyens français a été validée par le Conseil d’État le 19 octobre.

Sécurité contre vie privée ?

En alignant son modèle de renseignements sur les nouvelles technologies, en modélisant les profils de citoyens pour identifier ceux présentant un risque particulier, l’État réduit volontairement le thème de la sécurité à un problème d’information et d’identification des menaces nécessitant la surveillance constante de tous plutôt que la gestion politique des causes, le plus souvent sociales et économiques, tel que présenté dans le tout récent plan d’action contre le terrorisme qui repose essentiellement sur l’identification et l’entrave immédiate de la menace terroriste, évidemment nécessaire mais n’adressant malheureusement pas les raisons fondamentales de la radicalisation de jeunes citoyens français.

L’État peut ainsi exhorter ses citoyens à accepter l’instabilité comme règle du jeu inévitable, que les causes profondes ne sont ni traçables ni réparables, que la menace ne peut être prévenue que par une sur-innovation et une hyper-surveillance des « ennemi).

Cet inversement de la relation hiérarchique entre causes et effets contrevient au principe même d’État de droit. Il remodélise au passage la nature du contrat social dont les termes passent de « liberté contre sécurité » à « liberté contre sécurité contre vie privée ».

Le glissement du contrat social

Dans le modèle initial de Hobbes, le contrat social transfère les pouvoirs au souverain en présupposant la peur réciproque et la guerre de tous contre tous : l’État est la solution qui vient mettre fin à la peur.

Un affichage prévenant de l’usage de caméra de vidéosurveillance au Royaume-Uni. Column/Flickr, CC BY-SA

Or dans l’État de l’ultra-sécurité, ce schéma se renverse : l’État se fonde durablement sur la peur car il tire d’elle sa fonction essentielle et sa légitimité, la justification de son repli régalien face à l’affaiblissement de ses prérogatives économiques ou sociales.

Le glissement du contrat social vers la formulation « sécurité contre vie privée » se fait au détriment de nos droits à la vie privée et au secret, au détriment de nos libertés publiques dans un contexte général où le débat public est tout sauf éclairé ou éclairant.

Ce glissement est d’autant plus simple à opérer qu’il est difficile de mobiliser la société sur des enjeux qui peuvent lui sembler lointains et moins immédiatement palpables que son pouvoir d’achat ou la charge fiscale et que les discours ambiants actuels, produits par les représentants de tous bords politiques, manipulent à l’excès la rhétorique de la menace, de la peur, du repli.

Ils tétanisent également une opinion publique craintive qui approuve sans questionnement ni débat ces pratiques sécuritaires et les (trop) rapides textes de loi liberticides qui les accompagnent, telle que l’emblématique Loi antiterroriste adoptée en 2017. Par ailleurs, les nombreuses alertes lancées à ce sujet par des organisations militantes comme la Quadrature du Net bénéficient d’un relais médiatique relativement faible.

Prédictabilité et calculs de dangerosité

Imperceptiblement, nous assistons déjà à ce qui peut se pratiquer en termes de police et de justice prédictives au nom de la prévention et de la sécurité. Dans ces nouveaux modèles algorithmisés chargés de calculer la « dangerosité » d’un individu, la jurisprudence est minorée face à la prévisibilité du droit.

Ces systèmes prédictifs nous considéreraient potentiellement comme tous coupables par défaut car tous potentiellement dangereux. Jusqu’à preuve du contraire. Or le risque démocratique est d’autant plus important que l’innocuité parfaite n’est absolument pas démontrable.

Dispositif de reconnaissance faciale à Nice.

Ce risque devient d’autant plus palpable que ces algorithmes pourront se nourrir du croisement de nombreuses bases de données : le mégafichier TES incluant nos empreintes digitales et les usages (même balbutiants) de la reconnaissance faciale automatisée, le fichier national d’empreintes génétiques, les données de la sécurité sociale, l’ensemble des traces numériques sur les réseaux sociaux, une vidéosurveillance généralisée dans des projets de smart city conçues sur des principes sécuritaires, etc.

À l’instar du système de crédit social que l’on voit apparaître aujourd’hui en Chine, chacun d’entre nous correspondrait à l’un de ces profil-type, assorti d’un score de risque personnalisé.

La sécurité est la condition absolument nécessaire de la démocratie. Condition nécessaire mais absolument non suffisante. Or elle est devenue un horizon présenté comme indépassable. Paradoxalement, nous tuons la démocratie au prétexte de la défendre. La sécurité nous est présentée comme la première des libertés, ce qui signifie en fait la dernière.

La nécessaire refondation du contrat social

Pour refonder le contrat social initial, nous devons interroger l’État de droit, son cadre, ses prérogatives et ses pratiques. L’État n’est pas une réalité immuable mais une construction politique malléable, à adapter aux époques et aux circonstances.

Nous sommes les contemporains d’un moment historique où ce qui se joue est la nécessité de retrouver notre condition de sujet en capacité de penser le monde qui vient, de le repolitiser, de construire une réalité où la technologie reste au service de l’intérêt général.

Quelques leviers sont aujourd’hui immédiatement activables à la fois par la société civile et par le politique. Le premier, de nature juridique, permet de mener des actions contre des usages jugés abusifs par des organisations comme la Quadrature du Net et Génération Libre contre la création du mégafichier TES. Le deuxième champ d’action consiste à exiger une responsabilisation des algorithmes et que ceux qui les créent rendent des comptes. Le troisième levier est axé autour de l’urgence de l’inclusion et l’« alphabétisation » numérique de tous afin que ces enjeux, invisibles mais fondamentaux, soient compréhensibles et à la portée de chaque citoyen.

Ethique et garde-fous

D’un point de vue réglementaire, le Règlement général sur protection des données est sans doute un premier pas intéressant vers la protection des données mais il sera nécessaire d’aller plus loin, en imaginant des procédures de contrôle notamment pour les données personnelles exploitées aujourd’hui par l’État lui-même. Il nous faudra également nous ressaisir de sujets techniques mais néanmoins indispensables comme le chiffrement des des données dont on ne parle plus vraiment. Enfin, des entrepreneurs portant une éthique forte concernant la collecte de nos données personnelles nous proposent déjà des solutions intéressantes à l’image du moteur de recherche français Qwant.

Ces initiatives diverses ne peuvent cependant pas nous exonérer d’une réflexion collective plus générale autour de la définition nouvelle que l’on souhaite donner aux termes« droits » et « liberté(s) » dans l’époque qui advient. Dans ce contexte, la question sécuritaire – et donc la surveillance, son corollaire – est tout autant une problématique de protection de données personnelles, de vie privée et de privacy que de libre arbitre, d’autodétermination, d’autonomie démocratique.

La sécurité est une illusion, un horizon que l’on ne pourra atteindre que très imparfaitement, au prix de dommages collatéraux importants. À l’inverse, l’insécurité est – et sera – une donnée invariante avec laquelle il nous faudra apprendre à composer. Dans ces conditions, quel arbitrage souhaitons-nous, sommes-nous réellement prêts à sacrifier nos libertés pour une promesse sécuritaire impossible ? Cette question mérite une réflexion rationnelle posant honnêtement et clairement les termes du débat, au-delà de toutes les éruptions émotives symptomatiques de notre époque.

Ce 10 décembre 2018, nous célébrions le 70e anniversaire de l’adoption par l’ONU de la Déclaration universelle des droits de l’homme. Parmi ces droits fondamentaux figure (art. 12) le droit à la vie privée. Une liberté individuelle, collective et profondément universelle.

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