Menu Close

Les « invisibles » du système de santé au Sénégal

Des agents de santé se préparent à effectuer des prélèvements sur des patients dans un service de Covid-19 qui abrite des cas suspects à l'hôpital de Pikine à Dakar. John Wessels/AFP

La politique sanitaire du Sénégal, comme dans la plupart des pays africains, est basée sur les soins de santé primaires définis en 1978 et renforcés en 1987 avec la mise en place de la politique de recouvrement des coûts, communément appelée Initiative de Bamako que Foley résume très bien en ces termes :

« En échange de l’accès aux services cliniques de base et aux médicaments génériques, les citoyens de la plupart des pays en développement paient désormais des frais d’utilisation et achètent des médicaments dans les pharmacies de dépôt du poste ou du centre de santé de leur localité. Le recouvrement des coûts s’inscrit dans le nouveau cadre de participation à la santé entre l’État et ses citoyens. »

Le rôle prépondérant des agents de santé communautaire

Ces stratégies visaient à démocratiser l’accès aux soins et consacraient, entre autres, la participation communautaire dans la gestion de la santé. Ce qui a justifié la mise en place des comités de santé, devenus depuis 2018 comités de développement sanitaire. L’étude sur le bilan de l’initiative de Bamako montre que ces derniers ont un rôle de cogestion des ressources tirées de prestations offertes par les structures de santé.

« L’initiative de Bamako a bien effectivement démontré le pouvoir de gestion des comités locaux. L’encaissement du prix des consultations a permis l’approvisionnement en médicaments essentiels, mais les marges bénéficiaires n’ont pas permis de sauvegarder l’accès universel aux soins. Elles ont avant tout servi à attribuer des primes au personnel et à améliorer l’équipement. »

C’est à la faveur de ces politiques publiques que les agents de santé communautaire vont faire irruption dans le champ de la santé même si des initiatives communautaires de réponse aux besoins de santé des populations avaient été notées à Pikine en 1967 et à Kaolack en 1975. En réalité, ces comités de santé, qui vont être institutionnalisés et mis en place dans toutes les structures de santé, avaient également pour mission de recruter du personnel, dit de soutien, chargé de la vente des tickets et de médicaments dans les pharmacies de dépôt, du nettoyage et du gardiennage. Ces agents vont très vite déborder de leurs champs d’action pour s’inscrire dans les interstices, ces espaces de soins délaissés par les personnels de santé qualifiés.

Ce personnel qualifié est de plus en plus engagé dans des tâches administratives et des règles bureaucratiques qu’impose la verticalité des programmes nationaux de santé dont les centres de santé constituent le niveau opérationnel, la « clé de voute » du système. Ces centres de santé sont composés par des postes de santé dirigés par un infirmier-chef de poste et des cases de santé, confiées aux agents de santé communautaires. En responsabilisant l’infirmier au niveau périphérique (administration, soins curatifs, promotion de la santé) et en valorisant la participation communautaire, la décentralisation du système sanitaire a renforcé la présence de ces agents. Compte tenu de la charge de travail qui leur revenait de fait, il a été décidé de leur confier les soins curatifs primaires et de recruter des relais communautaires et autres médiateurs pour les activités de promotion de la santé (visites à domicile, sensibilisation, mobilisation communautaire)

Les agents de santé, des soignants malgré tout

Ce principe de délégation des tâches va permettre aux agents de santé communautaire de prendre en charge des activités de soins dévalorisées ou délaissées, par exemple la prise en charge de la tuberculose, la vaccination ou selon les contextes socioculturels, des activités de soins perçues comme réservées aux femmes : le service de maternité (accouchements, consultation pré et post natale, etc.), pour se positionner et acquérir une certaine légitimité, en se formant sur le tas. De plus, toujours selon ce principe de délégation des tâches sur lequel repose le « fonctionnement pour de vrai », des structures de santé, on assiste à un brouillage des normes et règles de fonctionnement, une redéfinition des statuts et des fonctions avec comme conséquence des gestes techniques vidés de leurs sens et une hiérarchie tirée vers le bas. Ce personnel non qualifié composé essentiellement d’agents de santé communautaire s’investit ainsi dans les activités de soins au même titre que les soignants.

Le service des urgences de l’hôpital Pikine à Dakar le 23 avril 2020. John Wessels/AFP

La remise en cause

La gestion actuelle de l’épidémie de Covid-19 au Sénégal vient remettre en cause deux éléments fondamentaux du système sanitaire (MSAS, 2014) : le principe de démocratie sanitaire, avec une hypercentralité des tests de diagnostic et de la prise en charge ; et l’implication des agents communautaires de santé dans les activités de soins au niveau le plus décentralisé, dans un contexte marqué par l’insuffisance et l’inégale répartition des ressources humaines qualifiées. Il est apparu que les agents de santé communautaire dont les « rémunérations » sont tirées des recettes des structures de santé restent des exclus du système. Ceux-là qui disent « tout faire » ; ceux-là qui « s’occupent des consultations, prennent des tours de garde, remplacent les infirmiers et autres personnels qualifiés absents ou débordés, responsables de services dans les postes de santé, etc. » sont les oubliés du plan de préparation et de réponse en cas d’épidémie du nouveau coronavirus-Covid 19 ainsi que du plan de contingence économique et sociale. Ils sont les « invisibles » du système.

Selon un médecin, chef de centre de santé, il est proposé une « motivation » de 50 000 francs CFA aux médecins et de 30 000 francs CFA par mois pendant six mois aux infirmiers engagés dans la prise en charge du Covid-19. On peut alors craindre une désaffection des structures périphériques de santé par les agents communautaires qui vont assurer la continuité des services de soins au moment où le risque de contamination est réel du fait du nombre de cas qui se multiplient.

Au-delà de la motivation financière, ils ne sont pas concernés par les formations (sur la détection des cas, la manipulation des équipements de protection) qui ne sont destinées qu’aux personnels qualifiés (parmi les personnes décédées à ce jour, quatre se sont rendues, au moins une fois, dans une structure de santé sans que le diagnostic de Covid-19 n’ait été posé). Les équipements de protection iront prioritairement à ceux qui sont jugés plus exposés : les médecins et infirmiers, oubliant ceux qui accueillent, reçoivent, orientent et parfois traitent les communautés. Aujourd’hui, sait-on combien de soignants sont contaminés ? Combien d’agents de santé communautaires sont concernés ?

Que nous apprend la pandémie sur la précarité dans les systèmes sanitaires ?

L’épidémie de Covid-19 révèle certes les inégalités structurelles (manque de reconnaissance, insuffisance et inégale répartition des ressources matérielles, etc.) entre soignants. Mais, plus encore, elle met à nu la précarité sociale et sanitaire, des agents de santé communautaire qui sont les acteurs de la démocratie sanitaire.

Il est temps, plus que jamais, avec l’augmentation du nombre des cas positifs – 3 789 cas et 42 décès – de penser les stratégies de prise en charge et de réponse à la crise sanitaire en fonction de la réalité des contextes des structures de santé, des normes pratiques en cours dans les structures de santé et de l’implication particulière de tout agent engagé dans la santé des plus pauvres.

Il s’agit là d’une question de justice sociale et d’équité dans le traitement des soignants. De plus, pour une détection précoce des cas, pour la surveillance des « cas contacts » et même pour le traitement des malades qui ne présentent pas des signes graves, les agents de santé communautaire, du fait de leur proximité avec les populations et de leurs savoirs expérientiels, pourraient constituer un atout pour la décentralisation de la prise en charge du Covid-19.

Plus que le manque de résilience ou la défaillance des systèmes de santé africains face aux urgences sanitaires, l’épidémie montre les tares d’une gouvernance sanitaire extravertie et dépendante des politiques internationales et des « modèles voyageurs ».

Want to write?

Write an article and join a growing community of more than 182,500 academics and researchers from 4,943 institutions.

Register now