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Des formes qui défient les standards. L'imaGiraphe/flickr, CC BY-SA

Les « légumes moches », une belle idée ?

Mars 2014 : des carottes à deux jambes et des aubergines aux formes biscornues font leur apparition dans les rayons d’un magasin Intermarché à Provins (77), dans le cadre du Pacte national contre le gaspillage alimentaire signé par l’enseigne en juin 2013. La vente de ces « légumes moches », propulsée par la créativité de l’agence de communication Marcel, a eu un succès rarement égalé en grande distribution.

Si ces légumes n’ont d’abord été vendus que pendant deux jours et dans un unique magasin, le retentissement de la campagne a largement dépassé les 1 200 kilos de carottes consommés par l’heureuse clientèle du supermarché : du ministère de l’Agriculture aux filières agricoles, en passant par des réseaux activistes comme les mouvements Freegan ou Disco Soupe, des organisations de tous bords ont relayé l’initiative en France, puis à l’international où les « ugly produces » sont déjà bien connus. Aux États-Unis, l’organisation environnementale NRDC souhaite désormais intégrer des fruits et légumes aux formes imparfaites dans une campagne de communication nationale. Mais qu’y a-t-il de si attrayant chez les « moches » ?

Une arme anti-gaspillage

En France, les fruits et légumes représenteraient une partie conséquente du gaspillage alimentaire, estimé à plus du tiers de la production totale. Malgré la difficulté à obtenir des statistiques au niveau la production agricole, les experts s’accordent sur l’existence de récoltes qui seraient partiellement, voire entièrement, non commercialisées lorsque les aléas de production (notamment climatiques) rendent l’offre supérieure à la demande.

Si l’esthétique de dix fruits et légumes fait encore aujourd’hui l’objet d’une réglementation européenne, les critères fixés par une poignée de centrales d’achat de groupes de distribution (représentant à elles seules plus de 60 % du marché alimentaire français) sont généralement plus stricts et plus étendus.

Aussi des pommes tâchées ou des concombres tordus, peu attrayants ou difficiles à transporter (mais parfaitement comestibles), sont-ils souvent déclassés en catégorie 2 ou 3. Quand ils ne sont pas utilisés en restauration ou dans l’industrie agroalimentaire – en compote de pommes par exemple – ces fruits et légumes sont utilisés dans l’alimentation animale, compostés, ou tout simplement laissés en champ. Dans ce dernier cas, les ressources utilisées pour leur production sont alors perdues, de même que les revenus associés pour des agriculteurs en difficulté, alors même que plus d’une personne sur dix peine à accéder à des produits frais. Dans ce contexte, vendre en grande surface des produits « moches » à prix réduits semble être une bonne idée à la fois pour les producteurs, les consommateurs et la planète.

La bataille des rayons

Pour Intermarché, l’opération consistait à mettre en vente ponctuellement des fruits et légumes conventionnels de seconde catégorie à des prix moins élevés (de 30 à 50 % moins chers). Après Provins, l’initiative a été renouvelée dans des dizaines de villes en 2014 et 2015, sans toutefois que ces produits ne se retrouvent en permanence dans les rayons. Malgré le succès de l’opération – qui a fait des émules chez les autres distributeurs – il s’agit principalement pour l’enseigne d’une opération de sensibilisation, sans projet d’en faire une offre pérenne. Mais pourquoi les « moches » peinent-ils à s’installer pour de bon dans les rayons ?

Pour les enseignes de distribution, il semble délicat d’industrialiser et d’intégrer dans des processus standardisés des flux aléatoires de produits en grands volumes. Si le risque de stigmatiser une catégorie de consommateurs ne semble pas entrer en ligne de compte, placer des produits aux marges faibles dans l’espace limité et coûteux des rayons risquerait, lui, de « cannibaliser » les ventes existantes.

De leur côté, des organisations agricoles professionnelles ont fait valoir leurs craintes au sujet des produits « moches » qui, dans un marché européen concurrentiel, risquent de déstabiliser l’offre et la demande, de faire baisser les prix et les critères de qualité, abaissant du même coup les revenus des agriculteurs. Victimes de leur succès, des cultivateurs de légumes biscornus au Canada ont même dû faire passer de « belles » carottes pour des moches, réduisant considérablement leurs marges de profit. Mais si ces produits sont aussi bons, pourquoi les vendre moins cher ?

La standardisation remise en question

La mise en vente ponctuelle de produits au rabais se contente pour l’instant de faire porter aux citoyens-consommateurs la responsabilité du gaspillage. Elle interroge peu les politiques agricoles inscrites dans des processus législatifs et politiques complexes. Il ne s’agit pas non plus de vendre des légumes bio ou de diversifier l’offre. Les rapports de force dans le système agroalimentaire demeurent inégaux, assurant le maintien d’une (sur)production à grande échelle, privilégiant le profit financier à l’économie des ressources naturelles.

Opération « Le jus le plus frais ».

Une année après les « légumes moches », Intermarché et Marcel ont d’ailleurs lancé une nouvelle campagne : « le jus le plus frais ». Il s’agissait de commercialiser des jus de fruits affichant en gros caractères l’heure à laquelle ils avaient été pressés, incitant ainsi le consommateur à ne prendre que les bouteilles les plus « fraîches » au détriment des autres, préparées juste quelques minutes auparavant.

Malgré tout, la « sensibilisation » au gaspillage progresse et la mobilisation pour les « moches » porte ses fruits. Plusieurs associations, comme le réseau Re-Bon ou SOLAAL, développent le glanage et le don de produits hors calibres. Des innovations comme Fwee, une friandise issue des invendus agricoles, permettent de limiter les pertes sans nuire aux revenus des agriculteurs.

Après les fruits et légumes, des biscuits ou camemberts moches ont aussi fait leur apparition, notamment à travers la marque Les Gueules cassées. Enfin, l’homogénéisation et la standardisation de notre système agroalimentaire est peu à peu remise en question par des alternatives comme la vente directe ou les AMAP qui, pour des consommateurs de plus en plus nombreux et à un prix – on l’espère – de plus en plus abordable, permettent de renouer le lien avec les agriculteurs et leurs produits moches, beaux, et surtout bons.

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