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Les mobilisations contemporaines contre les injustices réhabilitent la radicalité politique

Des militants de l'organisation Extinction Rebellion (XR) tiennent une fusée de détresse alors qu'ils se tiennent enchaînés aux grilles de l'Assemblée nationale (Parlement français) à Paris, le 4 mai 2021, lors d'une manifestation pour protester contre le projet de loi sur le climat.
Les engagements revendiqués comme radicaux s’inscrivent dans une « posture de rupture et acceptent au moins en théorie le recours à des formes non conventionnelles d’action politique éventuellement illégales, voire violentes ». Thomas Samson/AFP

À travers les prises de position de Sandrine Rousseau, la primaire EELV a été l’occasion de mettre dans le débat public la question de la réhabilitation d’une radicalité politique et sociale à la fois dans le diagnostic et les réponses à apporter.

Cette réhabilitation amène à dépasser la quasi-réduction, au XXIe siècle, de la radicalité au danger du radicalisme entendu comme la prise de pouvoir d’un autoritarisme religieux par la violence, en particulier lié au phénomène djihadiste.

La dimension radicale de l’engagement se distingue clairement du paradigme explicatif de la radicalisation « recouvrant à la fois les dérives individuelles, le passage à l’acte terroriste ou l’usage de la violence politique ».

Pour reprendre les travaux de la sociologue Isabelle Sommier, les engagements sont revendiqués comme radicaux au sens où ils s’inscrivent dans « une posture de rupture vis-à-vis de la société d’appartenance, acceptent au moins en théorie le recours à des formes non conventionnelles d’action politique éventuellement illégales, voire violentes ».

Le politiste Felix Butzlaff, examine les reconfigurations du rapport à l’émancipation depuis le XIXe siècle et leurs répercussions sur les mouvements sociaux et les partis politiques contemporains.

Il structure son analyse autour de l’examen de trois ambiguïtés conceptuelles sur la lecture et la compréhension du processus émancipateur : le rôle de l’autolibération (self-liberation) dans le « qui » (who ?) de l’émancipation, celui d’un but positif (utopie, idéologie…) dans le « vers quoi » (to what end ?) et la place respective des dimensions individuelle et collective de l’engagement dans le « comment » (in what way ?).

La reconfiguration contemporaine des partis politiques et des mouvements sociaux autour d’une conception de plus en plus individualiste, autocentrée et processuelle explique, selon lui, la difficulté de l’organisation politique de l’émancipation. Il l’associe à une approche où les mobilisations « ne sont pas guidées par des buts prédéfinis, mais constituent des arènes pour des expérimentations et des alternatives symboliques dans un sens foucaldien. »

Une enquête auprès de 130 responsables d’association et activistes

En se demandant si, et de quelle manière, les différentes revendications qui émergent à notre époque se rejoignent dans un horizon émancipateur commun, ma recherche s’inscrit en complémentarité avec les travaux sur la crise contemporaine de la démocratie représentative, sur les continuités et ruptures historiques en jeu dans les mouvements des places ou les Gilets jaunes et avec ceux reposant sur une approche quantitative des mobilisations pour la justice sociale et écologique.

Afin d’analyser les modalités d’expression de cet horizon émancipateur commun, j’ai effectué, entre juin 2019 et août 2020, soit avant et pendant la crise sanitaire de Covid-19, une enquête qualitative auprès de 130 responsables d’associations ou de collectifs féministes, antiracistes, écologistes, antispécistes et/ou de lutte contre la pauvreté et pour la justice sociale, mais aussi d’entrepreneurs·ses sociaux·ales et d’activistes se revendiquant d’affiliations plurielles et « fluides ».

Cette enquête questionne une cohabitation paradoxale : la prise de conscience de la nécessité de faire alliance pour être efficace et la méfiance vis-à-vis d’une convergence des luttes potentiellement source d’occultation des divergences entre militant·e·s et revendications ainsi que des hiérarchies et luttes pour l’hégémonie.

Des « utopies réelles » comme seul réalisme

Les responsables d’association et activistes interviewé·e·s ne se situent pas que dans le contre, mais aussi dans le ou plutôt les pour au pluriel, puisqu’il s’agit à travers la diversité des tactiques (plaidoyer, désobéissance civile) et des expérimentations du « faire (en) commun » de mettre en œuvre des « utopies réelles ».

Les expérimentations prennent la forme d’une réappropriation collective de l’espace et de la parole par des performances, telles que des collages, des flash mob, des occupations jusqu’à la mise en place de zone à défendre (ZAD) ou la création de lieux questionnant le plus possible, voire mettant en suspens, les rapports de domination.

Les ZAD, des tentatives contemporaines de réalisations d’« utopies réelles ».

Dans un contexte de discrédit de l’approche réformiste jugée trop peu efficace, voire trompeuse, l’utopie en actes est valorisée comme une repolitisation nécessaire, et même – paradoxalement – comme le seul pragmatisme à l’ère des urgences sociales et écologiques. Considérant que les répertoires d’actions « classiques » telles que les manifestations ou le plaidoyer ne sont pas suffisants, et qu’une rupture révolutionnaire ne serait ni réaliste ni souhaitable, la construction d’« alternatives émancipatrices dans les espaces et les fissures » du système existant est ainsi présentée comme formant « des institutions, des relations et des pratiques […] ici et maintenant, qui préfigurent un monde idéal ».

Les mobilisations contemporaines contre les injustices sont ainsi d’une radicalité fluide, dans la mesure où elles reposent sur le diagnostic de l’interdépendance des dominations pour faire émerger celle des émancipations. Valorisée en tant que démarche d’appréhension des injustices par ce qui les constitue, cette radicalité fluide caractérise aussi les modalités de l’engagement et leurs expressions. Le modèle du « grand soir » est mis à distance dans le rejet de ce qui est associé à une mise en doctrine, tout comme celui des « petits matins qui chantent » pour se revendiquer de celui des « petits jardins », des « jardins partagés ». La méfiance envers ce qui est associé à un risque de recomposition d’une unité hégémonique, voire totalitaire, amène à prendre de la distance vis-à-vis de toute généralisation, qu’elle soit procédurale ou idéologique.

Co-construire l’émancipation dans le « faire (en) commun »

« Si tu es venu pour m’aider, tu perds ton temps, mais si tu es venu parce que tu penses que ta libération est liée à la mienne, alors travaillons ensemble » : nombreuses et nombreux sont les responsables d’association et activistes interviewé·e·s qui citent cette célèbre phrase attribuée à l’activiste aborigène d’Australie Lisa Watson pour appeler à la vigilance face à la tentation de penser le « qui » des mobilisations dans une recomposition des dominations, et non dans une logique de co-construction émancipatrice. L’enjeu est de partager une émancipation qui ne se réduise pas à un moment ou un acte libérateurs, mais qui consiste dans « la transformation des relations et des identités antérieures, la définition de nouvelles subjectivités ».

Deux questions restent en suspens. Comment procéder pour tenir compte des divergences dans les échanges et/ou les alliances ? Est-ce que les expérimentations et les réponses locales déboucheront sur une synergie spontanée ou sur des rencontres, des alliances ou des politiques de coalition construites ?

Presses de Sciences Po
Pour son ouvrage Radicales et fluides, Réjane Sénac a enquêté auprès de 130 responsables d’association, activistes et entrepreneurs sociaux. Author provided

Le suspens est de nature différente entre ces deux interrogations : la première n’a pas été abordée explicitement par les personnes interviewées alors que la seconde a été posée comme une question sans réponse, voire une question qui devait rester ouverte pour ne pas perdre son pouvoir transformatif.

Les militant·e·s et activistes interviewé·e·s abordent souvent le lien entre local et global de manière elliptique, voire énigmatique, à travers une affirmation métaphorique – « les îlots feront les archipels » –, métaphore associée principalement au municipalisme libertaire ou aux travaux sur l’identité-relation des philosophes et écrivains Édouard Glissant et Patrick Chamoiseau.

Les mobilisations contemporaines contre les injustices sont ainsi à la fois radicales, par les remises en cause qu’elles portent, et fluides, dans le « comment » et le « vers quoi » des réponses qu’elles incarnent.


Ce texte présente la recherche analysée dans l’ouvrage « Radicales et fluides. Les mobilisations contemporaines », Presses de Sciences Po, 2021.

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