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« Les perdants radicaux », la nouvelle arme de Daech ?

Lors d’une cérémonie religieuse en mémoire du père Jacques Hamel assassiné le 26 juillet dans l’église de Saint-Etienne du Rouvray. Joel Saget/AFP

Les tragédies estivales qui ont endeuillé Nice et Saint-Étienne du Rouvray ont créé un effet de sidération considérable parmi la population. La proximité temporelle des deux évènements (14 juillet et 26 juillet), la diversité des lieux attaqués – une grande ville touristique de la Côte d’Azur et une petite localité de Normandie –, les modes opératoires – un camion lancé à toute allure sur une population indistincte et l’égorgement d’un prêtre à l’intérieur d’une petite église : tous ces éléments ont contribué à décupler le sentiment d’effroi.

Puis la sidération a laissé place aux débats sécuritaires. Analystes et politiciens se sont écharpés autour de polémiques sur les déficiences présumées des services de renseignement et les insuffisances d’un arsenal juridique jugé trop « tendre » à l’égard des apprentis terroristes. Pris dans le tourbillon politico-émotionnel, chacun y a été de sa petite idée. De l’interdiction du salafisme à la création d’un« Guantanamo à la française » en passant par la nécessité de s’inspirer de la militarisation de la société israélienne, les acteurs politiques ont rivalisé d’imagination et parfois d’extravagance pour remédier au sentiment d’anxiété nationale.

Mais ce sont les services de renseignement qui ont essuyé les critiques les plus virulentes et ont été pointés du doigt. Il leur a été reproché de n’avoir pas su anticiper les attaques et profiler les auteurs de ces tragédies. L’indignation collective suscitée par les deux événements a brouillé les analyses et empêché de voir qu’ils ont été, en réalité, commis par deux types d’acteurs.

Déconnecté des sphères djihadistes

Les auteurs de l’acte de Saint-Étienne de Rouvray ont des profils sociologiques « communs » dans la galaxie djihadiste. À l’instar des terroristes qui ont pris pour cible le Bataclan en novembre dernier, il s’agit de jeunes insérés dans des collectifs ou des fratries jihadistes passés ou fascinés par les terres du djihad qu’elles soient afghanes ou syro-irakiennes. Comme les frères Kouachi, Mohamed Merah ou Mehdi Nemmouche, Adel Kermiche et Abdel Malik Petit-Jean se sont érigés en « défenseurs des musulmans » en attaquant ce qui symbolise à leurs yeux des ennemis de l’islam, des militaires occidentaux, des juifs, des « croisés ». Le prêtre Jacques Hamel était assigné dans cette dernière catégorie.

L’attaque du 14 juillet a provoqué un effet de sidération dans tout le pays. Sabin Paul Croce/Flickr, CC BY

En revanche, le profil du tueur de Nice, Mohamed Lahouaiej Bouhlel - totalement déconnecté des sphères djihadistes, non pratiquant, bisexuel et amateur d’alcool – le rendait insoupçonnable. Les services de renseignement n’avaient aucune chance de l’intercepter. Certains ont alors évoqué la notion de « radicalisation expresse » pour qualifier ce parcours hors-norme.

Pourtant, pour les spécialistes des phénomènes de radicalisation, cette expression relève de l’oxymore intellectuel. En effet, les définitions de ce concept insistent au contraire sur les dimensions progressive et graduelle par lesquelles des individus acquièrent des idées extrémistes. D’autres éléments éloignent la tragédie niçoise des violences djihadistes classiques. Ainsi Daech, dont on connaît la propension à communiquer et à célébrer ses « victoires » de manière quasi-instantanée, a mis près de deux jours pour revendiquer cet attentat à la résonance planétaire. Enfin, le nombre particulièrement élevé de victimes musulmanes, estimées à près d’un tiers du total par les acteurs locaux, ajoute un peu plus d’interrogation.

Mégalomanes et narcissiques

En réalité, la trajectoire sociale du tueur niçois semble bien plus relever de celle du « perdant radical » théorisé en 2006 par Hans Magnus Enzensberger. Les « perdants radicaux » désignent des individus humiliés, en quête de boucs émissaires et avides de vengeance. Produits du libéralisme et de la compétition exacerbée que se livrent les individus au sein des sociétés modernes, ils sont invisibles et ressassent silencieusement leurs échecs. Dans leur univers mental, il n’y a pas de place pour les figures intermédiaires ou les positions médianes. Tout est binaire : on est soit « un perdant soit un gagnant ». Mégalomanes et narcissiques, ils exercent une violence suicidaire dont l’objectif vise autant à se sanctionner de leur propre échec qu’à punir la collectivité sociale qui en serait aussi responsable.

Co-pilote de la compagnie aérienne German Wings, Andreas Lubitz a précipité son avion sur une montagne des Alpes françaises en mars 2015. John Heaven/Flickr, CC BY

Andreas Lubitz, le pilote de la German Wings qui a entraîné 149 personnes dans son crash ou Omar Mateen, le terroriste de la discothèque d’Orlando en Floride, illustrent des figures du perdant radical. Divorcé, dépressif et violent, Mohamed Lahouaiej Bouhlel a souhaité faire payer ses échecs personnels à l’ensemble de la société. Comme pour les autres, sa frustration a été doublement assouvie par la désignation de responsables sur lesquels il jouit d’un pouvoir de vie et de mort, mais également par anticipation du moment de gloire médiatique que lui procure son acte suprême.

Pourtant, dans leur volonté de traiter l’évènement à « chaud » et très certainement leurrés par le patronyme arabo-musulman du tueur, experts et journalistes se sont instinctivement orientés vers la piste djihadiste. Cette confusion est dangereuse et fait de certains médias les complices involontaires de la stratégie de Daech. D’une part, car elle conforte les ambitions de l’organisation à vouloir imposer la sensation d’un djihadisme viral à l’intérieur des sociétés occidentales. D’autre part, car à la manière d’une prophétie auto-réalisatrice, ces perdants radicaux pourraient bien finir par devenir de véritables supplétifs pour Daech.

Entre une organisation désireuse d’élargir toujours plus son vivier de recrutement en Occident et des acteurs assoiffés de vengeance sur fond d’hyper médiatisation, les affinités électives sont plus qu’évidentes.

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