En 1944, quand Erwin Schroedinger publia son fameux essai « What is life ? » qui révolutionna la vision moléculaire du vivant, on était très loin de s’imaginer où nous conduirait la dynamique qu’il avait lancé en faisant de la biologie moléculaire une science transversale respectant in fine les principes énergétiques de la planète.
La nouvelle discipline s’est articulée autour de la biochimie et de la génétique, avec les apports de la physique, de la chimie et de la biologie. La bactérie Escherichia coli et ses virus, les coliphages, servirent alors de modèle de référence pour établir entre les années 1950 et 1960 le dogme central de la biologie moléculaire : la compréhension des mécanismes de fonctionnement de la cellule, protégée de l’extérieur grâce à ses membranes lipidiques, et du rôle des acides nucléiques -ADN et ARN pour la synthèse des protéines.
A l’époque, le biologiste de laboratoire en était encore à l’ère artisanale dans ses pratiques quotidiennes, assisté par des authentiques compagnons, verriers, électriciens, mécaniciens… 75 ans plus tard, les acquis de la biologie moléculaire ont atteint un niveau inouï de complexité. Ils fondent ce qui est désormais l’industrie du vivant.
Cette évolution majeure a été rendue possible par une accélération énorme des progrès technologiques, de la mise en commun des connaissances acquises et de la croissance de la masse critique des chercheurs et chercheuses engagé·e·s dans cette interface multidisciplinaire. Les moyens mis en jeu pour la médecine ont aussi beaucoup contribué à intégrer la biologie moléculaire pour explorer le contexte cellulaire et physiologique de l’être humain. C’est évidemment notre propre organisme examiné à la loupe de la biologie moléculaire qui nous intéresse, plutôt que la modeste Escherichia coli.
« Omique » : de quoi parle-t-on ?
Ces dernières années, chimie, physique et informatique ont permis de développer des technologies dites « omiques ». Il s’agit de mettre en œuvre une ingénierie d’analyse systématique du contenu du vivant à l’échelle moléculaire. En macromolécules ADN (génomique) ; ARN (transcriptomique) ; protéines (protéomique) ; métabolites cellulaires (métabolomique) ; lipides (lipidomique). Une plate forme de services technologiques adaptés et fonctionnant à la demande peut désormais, à partir de n’importe quel échantillon contenant de la matière organique, réaliser une méta-analyse de type « omique ».
L’ère « omique » débute en fanfare au début des années 2000 avec l’annonce du séquençage complet de l’ADN du génome humain. Le matériel génétique de l’espèce humaine, codé dans l’ADN a été déchiffré avec ses 3 milliards de nucléotides selon une séquence précisément agencée entre les 4 nucléotides A,T,G et C le long des 23 paires de chromosomes.
Les chercheurs ont poursuivi leurs investigations sur l’ARN et les protéines. Dans les cellules humaines, protéome et transcriptome sont maintenant analysés à partir des milliards de copies traduites (protéome) de tout ou partie des environ 20 000 protéines identifiées et des copies d’ARNs transcrits (transcriptome) représentant des centaines de millions de molécules (quantité extrapolée à partir d’Escherichia coli).
La découverte de la présence massive dans nos organismes d’une grande diversité de microbes incluant les virus est aussi un des résultats majeurs de ces méta-analyses. Le corps humain contient autant de bactéries, toutes espèces confondues que de cellules humaines (environ 40 trillions… Soit 200 grammes pour un individu de 70 kg), et non pas 10 fois plus comme encore souvent annoncé. Les approches « omiques » ont révolutionné la caractérisation de ce microbiote humain.
Dans le domaine de la biodiversité, les technologies « omiques » ont permis d’en savoir plus sur le nombre d’espèces. Le plancton marin, par exemple : la métagénomique a révélé une immense biodiversité microbienne à la surface des océans représentants des 3 règnes primaires (eucaryotes à l’état de protistes, bactéries et archées), sans oublier la multitude de virus qui leurs sont associée. Récemment une analyse métatranscriptomique des protistes prélevés par 68 stations marines du réseau Tara a identifié pour ces microorganismes un total de 116 millions de transcrits d’ARN, témoignant d’une biodiversité inimaginable.
Biologie des systèmes
Ces exemples qui frappent l’esprit illustrent à quel point la voie du réductionnisme qui fut longtemps une force motrice essentielle pour conduire les recherches en biologie moléculaire a été débordée par la complexité du vivant et par la multitude d’innovations à la croisée des chemins entre informatique et biotechnologie, entre académie et « start-up », sous l’influence de la Californie et du Massachusetts.
Dans ce cadre complexe et délicat à appréhender, se dégage une voie nouvelle pour la biologie : on pourrait l’appeler « postomique » et souligner sa vision nécessairement holistique pour traiter du global et du détail en même temps. Nous sommes entrés dans l’ère de la biologie des systèmes. De fait, l’écologie scientifique, enjeu majeur pour le futur de la planète, s’intéresse de plus en plus aux informations moléculaires accessibles pour influencer la pertinence de ses modèles à l’échelle des écosystèmes. On a cité deux exemples : le plancton marin avec, notamment, sa capacité à produire 50 % de l’oxygène planétaire ; la flore intestinale avec son impact évident sur la santé humaine. Le tout est à replacer dans le cadre de la biomasse planétaire récemment évaluée à environ 550 gigatonnes de carbone.
Face à l’émergence de ces incroyables métadonnées, « macro-micro », le modèle de recherche scientifique toujours en vogue dans beaucoup d’universités et d’organismes de recherche limite terriblement la marge de manœuvre. Cela perdurera tant que l’on restera dans un esprit de court terme, en grande partie fondé sur une compétition entre chercheurs générant trop de pression, de précarité et d’échec. Pour être à la hauteur de sa mission de long terme, le scientifique doit vite retrouver une perspective ouvrant sur un avenir plus fécond, collaboratif et participatif.
Revenons aux sciences « omiques » et à leur utilité pour le futur. Elles peuvent aider à l’émergence de concepts prometteurs comme le biomimétisme. La grande idée est de faire en sorte que l’économie et l’écologie n’aillent plus l’une sans l’autre]. Pourra alors s’ouvrir une nouvelle ère bio-inspirée. La « postomique » à l’échelle mésoscopique est bien au cœur d’un futur fondé sur des sciences et des technologies qui permettent le mieux pour l’humanité et la planète. La toile d’araignée contre le plastique.