Menu Close

Les séries télévisées, des armes culturelles géopolitiques ?

Publicité pour la série Fauda affichée à Tel-Aviv
Cette photo, prise le 31 décembre 2017 à Tel-Aviv, montre un panneau d’affichage en arabe et en hébreu promouvant la deuxième saison de la série israélienne à succès « Fauda ». consacrée au conflit israélo-palestinien. Jack Guez/AFP

Elles battent sans cesse de nouveaux records d’audience, elles attirent des stars qui auparavant ne se consacraient qu’au cinéma, elles alimentent les conversations en famille, entre collègues et entre amis… et cela, partout sur la planète. Les séries télévisées, dont un grand nombre sont désormais traduites en de multiples langues et diffusées sur tous les continents, ont un impact réel sur les représentations que nous nous faisons du monde, et reflètent et même façonnent à leur manière la très complexe réalité géopolitique.

Nous vous proposons ici quelques extraits de l’introduction d’un récent ouvrage co-signé par Virginie Martin, professeure de sciences politiques et de sociologie à Kedge Business School, et Anne-Laure Melquiond, docteure en études cinématographiques, « J’assure en géopolitique grâce aux séries », qui vient de paraître aux éditions De Boeck, ainsi que des passages consacrés à certaines des quinze séries analysées dans le livre, dont « Fauda », que la tragique actualité du Proche-Orient invite aujourd’hui à voir ou à revoir.


Le phénomène des séries a pris un tournant particulier avec l’apparition récemment des plates-formes comme Netflix, Disney +, Amazon ou Apple, qui diffusent sur l’ensemble de la planète des séries qu’elles produisent elles-mêmes. Cette concentration dans la diffusion, voire dans la production, a des effets d’impact puissants et participe à modifier en retour la géopolitique du pays concerné.

Si le monde des séries intéresse la géopolitique, c’est à un double niveau : d’une part, comme inspiration et, d’autre part, comme vecteur politique. Les fictions sérielles sont d’abord des témoins de l’actualité et de l’histoire en marche : elles s’inscrivent dans leur monde et évoquent fréquemment les rapports de force géopolitiques. Mais au-delà de refléter ces réalités, elles en sont elles-mêmes des actrices. Chaque pays joue avec sa production sérielle afin de créer sa propre image, sa propre histoire, son propre storytelling pour l’utiliser comme arme de soft power, notion développée par Joseph Nye dans les années 1990.


Read more: Quand les séries historiques turques épousent la vision du pouvoir


Pour influencer le monde, cette « puissance douce » – par opposition au hard power de la « vraie » guerre avec armes et drones – compte sur le fait de séduire ou d’attirer certaines catégories de population, idéalement le plus largement possible, à travers notamment la culture populaire des séries, utilisée comme arme massive d’influence. Le « monde en séries » révèle de manière puissante le pouvoir des objets culturels sur nos sociétés. Les séries participent à une tentative d’hégémonie culturelle comme l’avait théorisé Antonio Gramsci, penseur communiste italien au début du XXe siècle, dans ses Cahiers de prison.

C’est ce qui se joue à pleine puissance avec les plates-formes, armes de domination et d’appropriation culturelle.

Dans cette guerre idéologique, des pays sortent du lot pour la qualité et la performance de leurs séries, par exemple Israël avec des productions comme « Hatufim » ou « Fauda ».

Comme l’a largement montré Virginie Martin dans Le Charme discret des séries, depuis une dizaine d’années les séries télévisées israéliennes sont devenues un puissant instrument de soft power car, au-delà du simple divertissement, elles diffusent subtilement des discours contribuant à positiver et embellir l’image du pays à l’étranger. L’Inde n’est pas en reste avec des séries télévisées comme « Delhi Crime », « Le Seigneur de Bombay », « Leila » ou « Bombay Begums ».

Déjà par son industrie cinématographique prolifique, Bollywood a souvent été perçu comme un vecteur du soft power de l’Inde. Les pays scandinaves eux-mêmes maîtrisent cet art du soft power, valorisant leur culture et leur vision politique du monde et des sociétés, avec des séries comme « Occupied » ou « Borgen » qui permettent par exemple de faire connaître et de diffuser leurs initiatives environnementales.


Read more: La série « Occupied », une dystopie européenne ?


Les relations Sud-Sud sont aussi parfois très fortement présentes : le Sénégal, par exemple, consomme des séries brésiliennes, ou le Maroc diffuse les séries indiennes, séries qui ne sont que très rarement doublées en anglais.


Read more: Cinéma et séries au Sénégal : la portée politique d’un divertissement très populaire


Ce « monde en séries » révèle plus que jamais un théâtre multipolaire, voire apolaire. Notre environnement est devenu extrêmement complexe depuis la chute du mur de Berlin en 1989 et l’explosion du digital rebat les cartes dans la possibilité pour une ou deux puissances de maîtriser à elles – seules la planète. C’est aussi cette complexité que racontent ces fictions et qui montre combien la série est un outil de géopolitique au sens strict.

Le conflit au Proche-Orient avec « Fauda »

Fauda met en scène un face-à-face qui s’inscrit dans le conflit israélo – palestinien. Aucun camp n’est valorisé : un commandant du Hamas peut être montré avec des sentiments alors qu’un soldat israélien peut se comporter comme une brute. Mais l’unité d’infiltrés se bat contre un nouvel ennemi à chaque saison, le Hamas, l’État islamique, le Hezbollah… La série montre que, même si tout le monde veut la paix, on ne cherche pas la paix, on cherche à gérer le conflit.

[Plus de 85 000 lecteurs font confiance aux newsletters de The Conversation pour mieux comprendre les grands enjeux du monde. Abonnez-vous aujourd’hui]

La question de la langue est fondamentale dans la série, comme le prouve déjà son titre : Fauda (qui signifie « chaos » en arabe). C’est donc une série israélienne qui porte un titre arabe. On entend d’ailleurs ce mot prononcé par les membres de l’unité lorsqu’ils sont en grande difficulté en territoire occupé, démasqués par les Palestiniens et qu’ils n’arrivent plus à se sortir du bourbier.

De fait, on parle principalement arabe dans la série, puisqu’elle se déroule au sein d’une unité arabophone de l’armée israélienne. Tous les membres de cette unité sont issus de pays arabes, parlent l’arabe et peuvent se fondre dans la masse : « Un Israélien de Tel-Aviv qui arrive à un café à Naplouse est repéré en exactement 45 secondes. Eux, ils savent demander un café avec l’accent de Naplouse et ils savent se fondre dans la population et c’est toute la spécificité de cette guerre souterraine que mène Israël contre des réseaux palestiniens », explique Pierre Haski lors d’une conférence dans le cadre de Série Mania en janvier 2023.

Inversement, dans la série, des Palestiniens apprennent l’hébreu pour eux aussi s’infiltrer en Israël. Dans la première saison, l’épouse du frère de la Panthère, qui s’est fait tuer le jour de son mariage, cherche à se venger des assassins de son mari. Elle apprend quelques mots d’hébreu pour pouvoir commander un coca sans se faire repérer dans un café branché de Tel-Aviv où elle va faire exploser une bombe. Elle arrive dans le bar, complètement bouleversée par ce qu’elle va faire. La serveuse, ignorant tout de ses intentions, se méprend et pense qu’elle a été victime d’une agression sexuelle (on est à Tel-Aviv, ville israélienne très ouverte, très occidentale). La femme va faire exploser la bombe, et la serveuse mourra également. Toutes deux sont victimes d’un conflit qui les dépasse.

Dans la série, la maîtrise de la langue de « l’ennemi » (comme le dit, dans la deuxième saison, un membre de l’État islamique qui apprend l’hébreu à l’université pour s’infiltrer) est un enjeu central, tout comme la bonne connaissance des us et coutumes. Un soldat israélien infiltré dans une prison israélienne et qui se fait passer pour un prisonnier palestinien du Hamas dans le but de faire parler un détenu l’apprendra à ses dépens. Il se fait démasquer parce qu’il exprime à son codétenu son souhait de manger de l’akkoub quand il sortira de prison. Or, l’akkoub est un plat qui ne se mange pas à Gaza, d’où il prétend venir (S02 E08).

Si la langue est un enjeu dans la série, c’est parce qu’elle l’est dans la réalité puisque l’arabe et l’hébreu étaient les deux langues officielles du pays.

L’Inde, un supergéant tout en paradoxes avec « Bombay Begums »

Dans « Bombay Begums », Ayesha, une jeune provinciale nouvellement arrivée à Bombay se fait agresser sexuellement par son patron. Après un moment d’hésitation, elle décide de le dénoncer sur un forum, qui ressemble à s’y méprendre à MeToo :

« J’ai 23 ans. C’est le directeur adjoint de ma banque. Il m’a agressée. Il me touchait, me caressait, m’embrassait. Je ne pouvais rien faire. J’étais sans défense. Je me sens si mal. J’ai honte de l’avoir laissé faire. Il a fait comme si de rien n’était. C’est normal ? »

Dans un premier temps, la banque couvre son directeur général adjoint qui remercie ses collègues :

« Merci d’avoir géré aussi bien cette histoire débile. Depuis MeToo, le monde est devenu fou. »

Finalement, la PDG, elle-même victime d’agression sexuelle lorsqu’elle était plus jeune, va dénoncer son bras droit, qui sera arrêté. Cette affaire renvoie évidemment au mouvement MeToo (mentionné à maintes reprises dans la série), arrivé en Inde une année après avoir ébranlé Hollywood.

Tout comme le mouvement américain, c’est dans le milieu du cinéma indien que démarre le trouble avec l’accusation de l’actrice Tanushree Dutta contre l’acteur Nana Patekar. Après les premières plaintes déposées à Bollywood, de nombreuses femmes ont publié leurs histoires de harcèlement et d’agression sexuelle mettant en cause des hommes puissants dans leurs domaines. Le mouvement a enregistré en octobre 2018 une première victoire importante avec la démission d’un ministre du gouvernement Modi, ancien rédacteur en chef du journal The Asian Age, M. J. Akbar, alors accusé par une vingtaine de femmes. Plusieurs journalistes ont aussi dû quitter leur poste, notamment le rédacteur politique du Hindustan Times, Prashant Jha.

Économie et consommation avec « Mad Men »

Le générique de Mad Men est iconique, ce sont 38 secondes où tout est résumé : un homme, Don Draper, tombe d’un building, des façades sont couvertes de publicités, et Don continue de tomber pour finir sur son canapé de bureau, une cigarette à la main.

Un détail est important à relever dans les dessins préparatoires du générique de la série Mad Men : Don Draper chute donc d’un building (ce qui n’est pas sans rappeler l’image du « Falling Man » du 11 Septembre). Mais, au départ, l’idée était que le héros s’écrase au sol pour voler en éclats comme du verre. Cette animation finale a été modifiée, car elle rappelait trop l’ima – gerie liée aux attentats du 11 septembre 2001.


Read more: De l’importance des génériques de séries


Finalement, Don Draper tombe, mais il atterrit sur son canapé, un verre de whisky à la main et une cigarette entre les doigts, une Lucky Strike.

Cet extrait est tiré de « Les Russes veulent-ils la guerre ? », qui vient de paraître aux Éditions du Cerf.

L’Europe et ses marges avec « Serviteur du Peuple »

Arte a remis au goût du jour une fiction ukrainienne absolument incroyable. L’histoire d’un acteur-clown, du nom de Volodymyr Zelensky, qui est le protagoniste de la série « Serviteur du Peuple ». L’acteur Zelensky joue le rôle d’un professeur d’histoire qui, notamment encouragé pas ses élèves, finira président de l’Ukraine ; une fiction devenue littéralement réalité. À la fin de la diffusion de la série, l’acteur-clown Zelensky va effectivement devenir le président de l’Ukraine que l’on connaît, l’homme aux tee-shirts kaki vu sur Instagram, qui défend son pays contre la Russie de Poutine.

En somme, nous retrouvons une histoire qui nous emmène aux confins de la raison démocratique, peut-être au sommet du génie de la communication politique, ou plutôt du super-marketing politique. Nous avons ici une histoire folle qui donne corps et réalité à une pure fiction sérielle.

Want to write?

Write an article and join a growing community of more than 182,600 academics and researchers from 4,945 institutions.

Register now