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Les talibans à l’épreuve du pouvoir

Soldat taliban en civil équipé d'une mitrailleuse sourit au milieu d'une foule.
Un soldat taliban durant un rassemblement de célébration du départ de l’US Army à Kaboul, le 31 août 2021. Hoshang Hashimi/AFP

Aussi dérangeant que soit ce constat pour la communauté internationale, le régime taliban peut apparaître, pour une partie des Afghans, comme acceptable.

Dans un pays marqué par quarante ans de guerre, le retour au pouvoir des « étudiants en religion » est synonyme de possibilité de stabilisation et de justice (violente) rendue aux tenants corrompus des régimes précédents. En outre, les valeurs des talibans ne sont pas si éloignées des mœurs d’une partie de la population (ils n’ont inventé ni la burqa, ni la réclusion des femmes), du moins dans les régions pachtounes.

Reste que pour les nouveaux maîtres de Kaboul – qui viennent d’annoncer la composition de leur gouvernement, où l’on ne retrouve aucune personnalité extérieure à leur mouvement, et comme il fallait s’y attendre aucune femme –, le plus dur est à venir.

Un pays ingouvernable ?

Les effectifs des talibans sont estimés à environ 60 000 hommes permanents et 90 000 « saisonniers ». Cela paraît insuffisant pour contrôler le pays.

Vivre en pays taliban (Arte, 3 juin 2021).

Maîtriser les villes (ce qui est théorique) et les points de passage frontaliers (par ailleurs peu nombreux) n’a jamais assuré le contrôle du pays, comme l’ont illustré toutes les tentatives modernes d’asseoir un pouvoir national en Afghanistan.

Les seuls pouvoirs un tant soit peu fonctionnels se sont toujours basés sur l’arbitrage des intérêts tribaux et régionaux et sur la capacité de l’État à s’entendre avec les chefs locaux, dont les alliances mouvantes et les vendettas font la réalité de la politique afghane. Les talibans sauront-ils satisfaire (ou plutôt laisser faire) les chefs de clans ? Au-delà de cette question cruciale, quatre dossiers s’annoncent problématiques :

  • Une partie des Tadjiks – un groupe ethnique qui représente environ 25 % de la population totale du pays – s’est regroupée, dans le nord, autour d’Ahmad Massoud. Une proportion importante des Tadjiks sont ismaéliens, une forme de l’islam incompatible avec le rigorisme taliban. Même s’ils ont dernièrement subi des déconvenues militaires, les Tadjiks du Nord vont continuer de faire peser une menace sécuritaire sur le pouvoir taliban.

  • Les Hazaras (moins de 10 % de la population), eux aussi « hérétiques » aux yeux des talibans car chiites, redoutent de subir un ethnocide. Même si ce risque ne semble pas immédiat du fait des contacts pris par les talibans avec l’Iran, cette minorité se sent en danger et les talibans, qui ont déjà commis de nombreuses exactions à son égard, peinent à la convaincre de leur faire confiance.

  • Les producteurs d’opium, dont nombre sont alliés aux talibans d’une façon ou d’une autre, ne sont pas totalement sous leur contrôle. On peut supposer que les talibans auront du mal à se passer d’eux, étant donné la place de l’opium comme ressource financière pour le pays. Or, le 18 août dernier, les nouveaux dirigeants ont annoncé qu’il n’y aurait « plus de production ni de contrebande d’opium » en Afghanistan…

  • L’État islamique, dont les militants en Afghanistan restent actifs, comme on l’a constaté lors du sanglant attentat de l’aéroport de Kaboul le 26 août dernier, n’a rien à envier aux talibans en termes de violence et de détermination. Les deux groupes se sont combattus plus ou moins vivement ces dernières années.

Même en admettant que le pouvoir taliban arrive à atténuer ces problèmes (les résoudre semble illusoire), d’autres questions vont devoir trouver des réponses pour la construction d’un pouvoir pérenne.

Insurgés mais pas fonctionnaires

De l’aveu même des responsables talibans, le contrôle de leurs propres troupes est difficile : l’ivresse de la victoire, la tentation de pillage, le zèle de certains et la structure même de l’appareil militaire taliban (qui fait appel à de multiples commandants autonomes auxquels va la fidélité de leurs hommes) entraînent des actes de violence qui risquent d’aliéner durablement la population, et rendent peu crédibles les discours d’apaisement des leaders du pays.

Les militants talibans sont par ailleurs bien incapables de prendre en charge une administration, sans parler des aspects techniques de la gouvernance : le pouvoir devra rallier les fonctionnaires et techniciens présents dans le pays, moins susceptibles d’accepter, du fait de leur éducation et de leur statut de classe moyenne privilégiée, le rigorisme taliban.

La peur et la violence ne permettront pas de les mettre au service du pouvoir de manière durable et efficace. D’autant qu’une partie de ces cadres sont des femmes. Dès lors, la capacité des talibans à assurer les services publics, la santé, l’alimentation, la distribution d’eau et d’électricité semble compromise.

Un positionnement délicat sur la scène internationale

La situation internationale n’est pas non plus très simple. Outre que les talibans ne peuvent plus durablement invoquer l’ingérence étrangère comme explication à tout (d’autant qu’il faudra clarifier leurs liens avec le Pakistan), l’environnement régional ne leur est, a priori, guère favorable.

Ni les puissances d’Asie centrale, ni l’Iran, ni l’Inde, ni la Chine, ni la Russie ne peuvent rester indifférents à ce qui se passe dans ce carrefour régional, surtout s’il s’y profile un risque djihadiste. Les talibans eux-mêmes n’ont un agenda que national, mais d’autres mouvements (à commencer par l’EI et Al-Qaïda) pourraient faire du pays leur base arrière s’ils n’y prennent pas garde.

L’Iran peut-il accepter sur ses frontières un régime inspiré du radicalisme sunnite en provenance du Golfe ? Téhéran a acté la prise de pouvoir contre garanties, mais il faudra que ce modus vivendi résiste au temps. De même, l’Inde vient d’engager des prises de contact, mais craint un soutien depuis l’Afghanistan aux islamistes du Cachemire.

Les dirigeants talibans actuels sont incontestablement intelligents, pragmatiques et soucieux de reconnaissance internationale, comme en témoignent les multiples contacts et accords établis (notamment à Doha) avec les pays voisins et les USA.

Homme en costume sert la main d’un taliban afghan en turban
Poignée de main entre le représentant des États-Unis et le représentant des talibans après la signature de l’accord de paix stipulant que les Américains vont quitter l’Afghanistan. Doha, 29 février 2020. Giuseppe Cacace/AFP

Cette tentative de normalisation est-elle réelle ou temporaire ? L’avenir le dira, mais, pour l’instant, les relations internationales des talibans sont moins conflictuelles qu’elles ne pourraient l’être. En dépendent les revenus des futurs gazoducs devant traverser le pays, l’aide internationale, ou encore les réserves en dollars détenues (mais bloquées) par la banque centrale, toutes ressources vitales à l’installation durable du nouveau régime à la tête du pays.

C’est bien sur le plan interne que les difficultés les plus grandes s’annoncent dans l’immédiat.

Une doctrine de guérilla à l’épreuve du pouvoir

L’Afghanistan est plus une région avec un écosystème politique particulier qu’un État au sens plein, qui n’est né que parce que Britanniques et Russes souhaitaient une zone tampon entre leurs zones d’influence respectives en Asie (traité de Saint-Pétersbourg, 1907).

Contrôler Kaboul n’a jamais permis de contrôler le pays autrement que symboliquement. D’autant qu’il faut aussi contrôler une population de la ville très jeune, éduquée, connectée et moderne, peu susceptible d’accepter des interdits religieux impliquant un retour en arrière.

Un pays « accidenté », Le dessous des cartes | Arte, 2019.

La prise du territoire implique aussi la perte de l’avantage stratégique dont les talibans disposaient dans le passé : la souplesse opérationnelle et la mobilité. Le contrôle effectif du territoire et la menace d’un conflit de longue durée avec les Tadjiks mobilisent leurs moyens déjà limités.

Par ailleurs, aucun régime dont la base doctrinale est la pureté (religieuse, ethnique ou morale) n’a jamais perduré. La réalité des hommes, la nécessité de pragmatisme et de compromis, a toujours soit transformé ces tentatives en régimes totalitaires inefficaces, soit renforcé l’hostilité internationale, soit entraîné la disparition progressive de ses prétentions.

Quoi qu’en disent les dirigeants talibans, chantres de valeurs de l’islam « non négociables », cette position n’est pas tenable dans le temps. Car la prétention à la pureté n’est légitime que si elle entraîne une récompense (paix, prospérité, victoire militaire, extension…) : face à l’impossibilité de réaliser ces objectifs, sa légitimité politique devient nulle.

La victoire des talibans n’est pas une fin mais le début d’un nouvel épisode. Il ne se passera pas six mois avant que le nouveau pouvoir ne soit confronté à des contradictions qu’il lui sera extrêmement difficile de surmonter. Pour tenir, il devra perdre une partie de son identité, ou voir s’affaiblir ses capacités, ce qui menacerait les compromis difficilement établis avec les parties prenantes nationales. Dans l’intervalle, quel bien et quel mal les talibans feront-ils au pays ? Nul ne peut le dire aujourd’hui.

Il est toujours plus difficile de gérer la paix que d’obtenir la victoire par les armes. Les talibans devront tirer les conclusions des leçons apprises par ceux qu’ils se vantent d’avoir vaincus : les Américains, qui se retirent finalement autant par réalisme que par découragement.

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