Si depuis la perte de ses fiefs irakien et syrien, Mossoul et Raqqa, l’État islamique n’administre plus aucun territoire, l’organisation, dont se réclament plusieurs entités terroristes en divers points de la planète, continue d’inquiéter. En témoigne un rapport onusien présenté au Conseil de sécurité en 2022 : la reprise d’attentats dans ses anciens bastions et son extension sur le continent africain, notamment au Sahel, révèlent entre autres la persistance de l’idéologie de l’État islamique. Dans son nouvel ouvrage « L’État islamique est-il défait ? », qui vient de paraître aux Éditions CNRS, Myriam Benraad, politologue française spécialiste du monde arabe, professeure en relations internationales à l’Université internationale Schiller et chercheuse associée à l’Institut de Recherches et d’Études sur les Mondes Arabes et Musulmans (IREMAM, unité mixte de recherche qui associe le CNRS et l’Université d’Aix-Marseille) dresse une typologie des facteurs de la défaite de l’organisation jihadiste.
« La nuit dernière, sous ma direction, les forces armées américaines, dans le nord-ouest de la Syrie, ont mené avec succès une opération de contre-terrorisme visant à protéger les citoyens américains et nos alliés, et à faire du monde un lieu plus sûr. Grâce à la compétence et au courage de nos forces, nous avons supprimé du champ de bataille Abou Ibrahim al-Hachimi al-Qouraychi, leader de l’État islamique ».
Dans cette adresse du 3 février 2022, Joe Biden prenait acte de la liquidation d’un des dirigeants jihadistes les plus recherchés au monde. Le président américain se gardait néanmoins d’évoquer une « défaite » de l’État islamique.
Depuis son apparition en Irak à l’automne 2006, plusieurs de ses commandants ont en effet été tués, par trois administrations successives, sans jamais que la mort d’un seul de ces hommes ne conduise à la dissolution définitive du mouvement : [Al-Baghdadi en 2019, puis Al-Qouraychi en février 2022], puis Abou Hassan, mort quelques mois plus tard en octobre 2022 lors d’une opération de l’Armée syrienne libre dans la province de Deraa, lui-même remplacé par Abou Hussein, vétéran du jihad irakien. Cela étant, les pertes et les destructions endurées par les jihadistes ont été si lourdes au cours des dernières années qu’ils n’ont jamais pu reprendre la main. Dès lors, peut-on raisonnablement parler de défaite de l’État islamique ?
Cette question ne manquera pas d’interpeller les lecteurs, profanes ou fins connaisseurs, tant ce mouvement a fait couler d’encre ces dernières années. Au-delà des réponses hétérogènes que l’on serait tenté d’y apporter, il faut revenir sur la notion de « défaite » pour poser le décor.
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Relevons qu’il n’existe aucune définition fixe du terme dans le champ des études stratégiques, et en science politique plus largement. Une « défaite » n’est-elle que militaire et physique ? Revêt-elle au contraire une connotation plus symbolique ? De plus, pour s’ancrer dans la durée, une défaite ne doit-elle pas s’assortir de transformations sociopolitiques, économiques et culturelles plus profondes ?
S’interroger sur la « nature » de la défaite de l’État islamique, pour reprendre l’approche théorique développée par Jan Angstrom et Isabelle Duyvesteyn, permet sans doute de repositionner un certain nombre de débats clés, en particulier au moment où les doutes grandissent quant à l’avenir des opérations de contre-insurrection au Moyen-Orient.
Parmi les mouvances jihadistes ayant altéré le cours de l’histoire, il n’est pas excessif de dire que l’État islamique fait figure de chef de file. Partout où il s’est établi, puis déployé, de son terreau moyen-oriental jusqu’en Asie et en Afrique, il a meurtri les sociétés exposées à ses actes, lorsqu’il ne les a pas tout simplement dévastées.
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Chronologiquement, l’État islamique a émergé au croisement d’une trajectoire irakienne brutalisée et d’une transhumance militaire à travers une partie importante du monde musulman. Puisant son inspiration et son orientation dans un registre salafiste-jihadiste, le groupe terroriste n’a jamais eu pour but de réformer les systèmes établis mais plutôt de les anéantir au nom de son utopie.
À ce titre, sa défaite ne fait aucun doute. Tout entier lancé dans une conquête internationale, l’État islamique a échoué à s’ancrer dans l’espace. De la même manière, ses attaques spectaculairement meurtrières ont fini par se retourner contre lui. Ses capacités et ressources sont ainsi fortement diminuées. Assiégé et écrasé dans ses bastions irakien et syrien, l’État islamique a été pourchassé partout où il sévissait.
Pour autant, aborder la problématique de sa défaite implique de ne pas céder au piège d’une lecture manichéenne, ou d’une simplification de l’idée même de défaite. L’État islamique est vaincu, certes, mais n’oublions pas que le phénomène surpasse sa seule dimension armée.
Il est aussi une militance intergénérationnelle dont les racines remontent au jihad antisoviétique des années 1980, une tentation nihiliste détruisant aussi bien la géographie que l’altérité. Par-delà sa défaite, l’État islamique a surtout su produire du temps, s’implanter aux marges de sociétés en proie à de violents conflits, et transcender sa base partisane première.
Pour mesurer au plus près sa défaite, il faut se méfier en outre des récits officiels et médiatiques en vogue, des perspectives trop statiques, envisager la déroute des jihadistes dans ce qu’elle contient de tangible, d’objectif, de durable.
Nous proposons cet article dans le cadre du Forum mondial Normandie pour la Paix organisé par la Région Normandie les 26 et 27 septembre 2024 et dont The Conversation France est partenaire. Pour en savoir plus, visiter le site du Forum mondial Normandie pour la Paix.