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L’expulsion des étrangers, une procédure ajustable pour l’exercice d’un pouvoir discrétionnaire

Carte postale ancienne : « Etablissements penitentiaires de Fresnes. Arrivée d'une voiture cellulaire. Une surveillante. » cpa-bastille91.com

Le 15 octobre 2017, le président de la République française Emmanuel Macron affirmait en direct sur la chaîne de télévision TF1 :

« Toutes celles et ceux qui, étant étrangers en situation irrégulière, commettent un acte délictueux quel qu’il soit, seront expulsés. »

Le défaut de papiers justifiant d’un droit à séjourner en France constituant en soi un délit, le propos d’Emmanuel Macron revenait à dire que tout étranger en situation irrégulière devrait être expulsé du territoire français.

Ce dernier négligeait cependant de rappeler que, selon les textes en vigueur, l’expulsion peut également s’appliquer à un étranger muni d’un titre de séjour régulier, bien qu’il puisse bénéficier, dans certains cas, d’une « protection relative », pour reprendre le vocable officiel. L’administration se réserve donc le droit d’expulser les non-nationaux, qu’ils disposent ou non d’un titre de séjour.

Cela a-t-il toujours été le cas ? N’est-ce pas parce que les modalités d’application de la procédure d’expulsion demeurent floues qu’elle constitue, pour le pouvoir politique, un outil de gestion des flux migratoires facilement ajustable ?

Droit de l’État

L’expulsion est le droit souverain d’un État à conduire hors de ses frontières un individu pouvant constituer une menace pour la sécurité publique. Dans la majorité des cas, elle sanctionne, à l’issue de leur peine, les étrangers non-résidents condamnés pour un délit ou un crime commis lors de leur séjour. Cependant, en France, l’expulsion n’est pas une peine judiciaire décidée par un tribunal mais une mesure de haute police, une décision discrétionnaire à la charge de l’administration.

Ce droit de l’État a été fixé par l’article 7 de la loi du 28 vendémiaire an VI du calendrier républicain, soit le 17 octobre 1797. La loi du 3 décembre 1849 sur la naturalisation et le séjour des étrangers en France a réformé la procédure en introduisant, notamment, une peine d’emprisonnement d’un à six mois pour l’étranger en cas de non-respect de la décision d’expulsion. L’expulsion diffère de fait de l’extradition, régie par des conventions bilatérales, procédure qui résulte d’une demande formulée par un État étranger devant prouver que l’individu concerné a bien commis un crime grave de droit commun sur son territoire.

Les textes législatifs n’ont guère changé, dans leurs grandes lignes, depuis le XIXe siècle. C’est surtout dans ses modalités d’application que la procédure d’expulsion a évolué. Un retour historique sur les pratiques d’expulsion au XIXe siècle permet d’y voir plus clair sur celle-ci. L’étude des procédures d’expulsion au XIXe siècle nous renseigne sur les usages ambigus de l’État et les pratiques tâtonnantes d’une administration lorsqu’elle détient un pouvoir qui peut être calibré selon le contexte politique et économique. L’absence d’un droit clairement établi pour les populations visées, ici les étrangers, est d’autant plus préjudiciable que la procédure concerne une population minoritaire et « fragile ». Au cours du XIXe siècle, des centaines d’expulsés étaient chaque mois expulsés hors des frontières, et les chiffres ne firent qu’augmenter.

Expulsés par milliers au XIXe siècle

Les historiens peinent à quantifier le phénomène de l’expulsion. Avant 1849, le ministère de l’Intérieur devait valider les arrêtés d’expulsion, si bien que beaucoup de préfets prononçaient des mesures d’éloignement sans respecter la procédure, trop longue, trop complexe. Après 1849, les préfectures des départements frontaliers pouvaient prononcer directement les expulsions d’étrangers.

Arrêté d’expulsion pris contre Georges Fialo en 1806. Archives départementales du Bas Rhin, 3M568

Contrairement à aujourd’hui, le ministère de l’Intérieur ne tenait pas une statistique régulière et relativement « transparente » des expulsions. Dès 1858, sous le Second Empire, le département de la Sûreté générale publia mensuellement les états signalétiques des étrangers expulsés. Bien qu’éditée sous forme de registre et transmise aux différents services de sûreté départementaux, la localisation de ces volumes reste difficile et les séries identifiées dans les centres d’archives sont incomplètes. En outre, lorsque l’on compare les chiffres globaux à ceux que l’on retrouve à l’échelle des départements, il y a des écarts considérables, les étrangers expulsés ne sont pas tous reportés sur les états signalétiques. Le flou, toujours le flou, autour de cette procédure.

À défaut d’avoir une statistique fiable au niveau national, il est néanmoins possible de quantifier le phénomène à partir des dossiers individuels d’expulsions conservés par les fonds d’archives départementaux. La base de données ExpulsionsXIX mise en ligne par le programme de recherche AsileuropeXIX, constituée à partir de la consultation de plusieurs milliers de dossiers d’expulsion entre 1830 et 1870, révèle le rythme déjà soutenu des expulsions. Pour le seul département du Bas-Rhin, on peut évaluer à environ 2 000 le nombre d’étrangers expulsés entre 1840 et 1870. Derrière ce chiffre se cache une grande diversité de profils. Hommes et femmes de tous âges, souvent célibataires, ouvriers ou domestiques pour la plupart. Les expulsés n’étaient pas, loin s’en faut, des criminels. Ils étaient majoritairement condamnés à des peines courtes, parfois un mois, souvent quelques jours, pour des délits mineurs : vagabondage, vols domestiques, prostitution ou encore tapage nocturne.

Avec ou sans papiers

L’expulsion ne se limite et ne s’est jamais limitée aux étrangers démunis de titres de séjour. Au XIXe siècle, le vagabondage constituait un délit, passible de peine de prison et d’une surveillance de haute police pouvant aller jusqu’à cinq ans. Si les frontières étaient plus perméables et les outils de contrôle moins perfectionnés qu’aujourd’hui, les conditions d’entrée et de séjour sur le territoire national étaient toutefois réglementées. Visas de travail tamponnés sur les livrets ouvriers, passeports remis par la légation à l’étranger du pays d’accueil, sauf-conduit remis par l’administration française pour traverser le pays, etc., toute une gamme de documents rendait légale la présence d’un étranger en France. Tout individu sans possession de ces « papiers réguliers » était susceptible d’être expulsé.

Mais l’expulsion concernait également une panoplie d’individus en situation régulière : admis à domicile, réfugiés politiques, ouvriers disposant de contrat de travail longue durée, etc.

Il n’existait pas à l’époque de centres de rétention destinés à accueillir temporairement les étrangers en situation irrégulière. Les étrangers « en transit », autrement dit expulsables, étaient détenus dans les maisons centrales, les prisons départementales et les dépôts de sûreté. Ils étaient ensuite remis aux brigades de police ou de gendarmerie pour être reconduits à la frontière, à pied, à cheval, ou encore dans les voitures cellulaires, carrosses puis wagons aménagés pour le transport des prisonniers après l’apparition du chemin de fer.

Les forces de l’ordre suivaient des circuits précis pour rejoindre les points de passage frontaliers selon le pays vers lequel l’étranger était expulsé. Comme le montre l’historien Arnaud-Dominique Houte, les missions d’escorte des forces de l’ordre faisaient « figure de corvée » et « compliquaient l’organisation du travail » des fonctionnaires. Parce qu’elle mobilisait un nombre important de fonctionnaires, l’expulsion représentait un coût financier non négligeable pour le ministère de l’Intérieur qui insistait pour que les expulsables regagnent librement la frontière.

Récidives

Face à la dureté de la décision d’expulsion qui ne prenait pas plus en compte qu’aujourd’hui la diversité des parcours et des situations des migrants, le retour en France malgré l’interdiction de séjour était monnaie courante. Les étrangers expulsés qui reviennent en France sans autorisation représentent 10 % des expulsés par la préfecture du Bas-Rhin entre 1840 et 1870. Certains d’entre eux retraversaient la frontière pour des raisons professionnelles, mais aussi familiales. Le développement de l’industrie textile et de la sidérurgie nécessitait alors un besoin de main-d’œuvre croissant. Les passages transfrontaliers étaient fréquents pour des milliers d’ouvriers et d’ouvrières belges, allemands, espagnols ou encore italiens cherchant du travail en France. Lorsqu’ils étaient démunis de livrets ouvriers, ils étaient automatiquement considérés comme vagabonds et donc susceptibles d’être expulsés.

Pour rendre efficaces les décisions d’expulsion, l’administration s’employait à réprimer plus durement le retour des expulsés, multipliant les contrôles dans les zones frontières. Les « récidivistes » étaient condamnés pour « rupture de ban », puis incarcérés et reconduits à la frontière. Parmi ceux contre lesquels furent promulgués au moins deux arrêtés d’expulsion, on retrouve une proportion importante de femmes. Dans le département du Bas-Rhin, ces dernières représentaient alors plus du quart des étrangers expulsés et plus du tiers des « récidivistes ». La population féminine était d’autant plus exposée à la surveillance policière qu’elle constituait un groupe fragilisé par sa position sociale et ses conditions de travail difficiles. Le cas de Marguerite Fild, native de Weinheim (Grand-Duché de Bade), est à ce titre exemplaire. Venue en France chaque année pour s’embaucher comme journalière agricole, elle fut expulsée à huit reprises entre 1860 et 1868, condamnée à chaque fois pour vagabondage et « infraction à un arrêté d’expulsion ».

Depuis le XIXe siècle, l’expulsion demeure la procédure la plus couramment utilisée par l’administration pour repousser hors des frontières des étrangers jugés « indésirables ». C’est cette « catégorie d’action » que sont les « indésirables » qui a permis à l’État d’adapter sans cesse sa politique migratoire au contexte politique, économique, social. Elle fait de ce pouvoir discrétionnaire qu’est le droit d’expulser, une procédure ajustable dont les usages se trouvent être bien souvent en contradiction profonde avec les valeurs républicaines et humanistes défendues par notre pays.

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