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Le cri/The Scream» (2017) revisite le cruel chapitre des pensionnats. Musée McCord, CC BY-NC-ND

L'histoire du Canada revue et corrigée par l'artiste autochtone Kent Monkman

Peut-on envisager la décolonisation et la réconciliation à partir d'une relecture des collections muséales ? Des artistes des Premières Nations, Inuits et Métis s'invitent depuis plus de dix ans dans des institutions canadiennes pour valoriser une nouvelle approche de l'histoire du Canada.

À partir du 8 février 2019, c'est au tour de l'artiste et commissaire Kent Monkman de plonger les Montréalais dans cette sombre histoire. Cet artiste autochtone propose de relire le passé colonial du Canada à travers les yeux des Premières Nations à partir d'œuvres et d'objets coloniaux piochés dans les réserves des musées. Son exposition blockbuster Honte et Préjugés : une histoire de résilience ouvre ses portes demain au Musée McCord.

Kent Monkman. Musée McCord

Cette exposition très attendue n'est pas qu'une simple présentation du travail de ce célèbre artiste. Il s'agit aussi d'un projet qui repense la façon dont les musées peuvent approcher leurs collections, et les relations qu'ils entretiennent avec les artistes.

Le McCord sera la sixième institution sur les huit prévues au calendrier (2017-2020) à héberger ce blockbuster en partie subventionné par les célébrations du 150e anniversaire de la Confédération.

Artiste multidisciplinaire et d’origine Crie, Kent Monkman a grandi à Winnipeg et il vit et travaille à Toronto. Le milieu culturel montréalais le connaît bien : en 2014, il était en résidence au McCord, et en 2017 le Musée des beaux-arts de Montréal a présenté une performance de son alter ego de longue date, Miss Chief Eagle Testickle, avec comme acolyte le célèbre couturier Jean-Paul Gaultier.

Kent Monkman a présenté une performance de son alter ego Miss Chief Eagle Testickle avec comme acolyte le célèbre couturier Jean-Paul Gaultier. Musée des Beaux-Arts de Montréal

Confronter l'histoire officielle

Kent Monkman s'attaque avec Honte et Préjugés à l’histoire coloniale en confrontant la version officielle. L'exposition est divisée en neuf chapitres.

Chacun raconte un événement dérangeant de l’Histoire . Elle débute par l’extermination des bisons à l’époque de la Nouvelle-France et se termine par la surpopulation des autochtones au sein du système carcéral, en passant par les pensionnats et la Loi sur les Indiens. Il présente dans chacune des salles des installations des photographies et surtout des toiles aux couleurs vives de grands formats. On y retrouve souvent Miss Chief s’imposant dans des scènes tirées des livres d'histoire.

Dans The Massacre of the Innocents (2015), Monkman peint des colons exterminant des castors aux traits presque humains. Miss Chief assiste à la scène cachée dernière un arbre essayant de fuir avec une famille de castors dans ses bras.

Dans Le massacre des innocents/The Massacre of the Innocents (2015), Monkman peint des colons exterminant des castors aux traits presque humains. Musée McCord

Cette œuvre rappelle comment le commerce de la fourrure et la décimation des ressources naturelles a conduit les peuples autochtones à la famine. Miss Chief, personnage autochtone et bispirituel, est la narratrice de cette histoire revisitée et Kent Monkman en est le commissaire.

À la recherche des objets-témoins du passé colonial

Pour élaborer cette exposition, Monkman entame en 2014 un long travail de recherche. Il visite une douzaine de musées à travers le Canada et sort de leurs réserves une trentaine d’objets, d’archives, et d'œuvres d’art, tous témoins « officiels » de l’histoire coloniale. Ses découvertes servent à la fois d’outils de référence lors de la production de ses propre œuvres et de moyen d’ancrer sa relecture de l’histoire dans la réalité.

En exposant ses sources d'inspiration, Monkman propose une décolonisation de la collection muséale, du musée et de l’histoire du Canada. Par exemple, un petit tabouret au premier plan dans les esquisses de Les Pères de la Confédération (c.1884) de Robert Harris retient son attention. Commandée à Harris par le gouvernement, cette œuvre représente les 23 Pères de la Confédération divisant le Canada en provinces.

Sur les murs de la salle peinte rouge sang, les esquisses originales de Robert Harris sont exposées aux côtés de la toile colorée de Monkman The Daddies (2016). Sa peinture est une adaptation fidèle de l’œuvre de Harris à laquelle il impose la présence des Premières Nations par l’insertion de son alter ego complètement nu, assis sur ce tabouret, face à ces colons qui le dépossède de ses terres.

Dans Les Papas/The Daddies (2016), Monkman réinterprète l'oeuvre de Robert Harris, Les Pères de la Confédération Musée McCord

Le noir charbon de la salle 5 fait ressortir le rouge des uniformes de la GRC présents dans la toile The Scream (2017). Il s’agit du chapitre sur les pensionnats qui, depuis 2015, sont considérés officiellement comme un génocide culturel. À côté sont exposés des porte-bébés aux riches ornementations. Seulement quelques-uns ont été retrouvés par l’artiste-commissaire. Directement sur le mur, Monkman trace à la craie les ombres de ces objets ayant perdu toute fonctionnalité après le passage des prêtres et de la police montée.

Au chapitre intitulé « Le problème indien », Kent Monkman peint la scène où la Loi sur les Indiens est signée (1876). Parmi les personnages, on voit John A. MacDonald, un prêtre et la reine Victoria (sous les traits de Miss Chief). Chef Poundmaker et Chef Big Bear, enchaînés, se regardent, les traits tirés.

La subjugation de la vérité/The Subjugation of Truth (2016) Musée McCord

Aux pieds, ils portent des mocassins que l’on retrouve dans une vitrine. Le cartel indique qu’il s’agit des mocassins « officiels » de Poundmaker, offert au Musée de l’histoire du Canada.

Les mocassins « officiels » de Chef Poundmaker c.1875-1880. Musée McCord

Être artiste et commissaire

Kent Monkman active la collection et crée ainsi une conversation à laquelle le visiteur et tout le personnel des musées publics sont conviés. En contextualisant les œuvres des musées, il réalise un travail de décryptage des collections, invite à repenser la muséographie et à affronter l’histoire coloniale du musée. Monkman brise la conception traditionnelle de l’histoire et met en place une narration qui permet d’écouter les nombreuses voix et les commentaires qui ont forgé cette histoire.

L'artiste à l'oeuvre dans son atelier. Musée McCord

Avec Honte et Préjugés, Monkman propose une forme alternative de transmission du patrimoine qui découle de sa pratique. Il est un commissaire activiste et critique . Il n’est pas un artiste invité par un musée. La relation est inversée.

Il convie ainsi une dizaine de musées canadiens à réfléchir à leur rôle face à la réconciliation. En endossant la fonction de commissaire, ne démontre-t-il pas que le musée est un espace propice pour ce type de discussions ?

Vers un avenir meilleur

Malgré la gravité du sujet, Honte et Préjugés: une histoire de résilience est une exposition tournée vers un avenir meilleur. D’une part, elle sera vue par un nombre significatif de visiteurs en raison de sa tournée sur trois ans à travers le Canada. L’importante revue de presse démontre l’enthousiasme du public pour ce projet.

Réincarceration/Reincarceration (2013) Musée McCord

À cause de cette amplitude, de ses partenaires et de son financement, ce projet est un blockbuster. Un terme trop souvent associé à de grandes expositions avec en tête d’affiche le nom d’un homme blanc originaire d’Europe ou des États-Unis. Kent Monkman fait exception en représentant les communautés autochtone, queer et LGBTQ2S.

D’autre part, comme son sous-titre l’indique, l’exposition raconte le processus de résilience. Après des siècles de silence forcé, les Premières Nations, les Inuits et les Métis se réapproprient un espace public pour exprimer qui ils sont, ce qu’ils pensent et ce qu’ils veulent. La controverse sur l’appropriation culturelle de Robert Lepage et Ariane Mnouchkine dans Kanata est un exemple des tensions et des malentendus entre les autochtones et le milieu culturel.

Le petit déjeuner sur l'herbe (2014) Musée McCord

Cette réappropriation de l’espace public fait des musées et des galeries des lieux de prédilection pour instaurer des mécanismes de résilience, de réconciliation et de décolonisation. Cependant, instaurer dans son institution un langage postcolonial n’est probablement pas suffisant pour réparer les dégâts innombrables du colonialisme ; il est aussi nécessaire de revisiter les pratiques institutionnelles.

Plusieurs activistes ont démontré la résistance, même au sein du milieu culturel, à l’inclusion des autochtones. Déjà établi depuis plusieurs années sur la scène culturelle et largement collectionné, Monkman prend d’assaut le musée, imposant ainsi cost to cost un projet ancré vers la réconciliation des peuples autochtones et allochtones.

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