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Liberté d’expression religieuse : la fin de l’exception américaine ?

Le président Donald Trump assiste à la messe de Noël donnée à la cathédrale de Washington, décembre 2018. SAUL LOEB / AFP

Le « délit de blasphème » n’existe plus à proprement parler dans la majorité des démocraties en Amérique du Nord (depuis la première moitié du XXe siècle) et en Europe (le dernier pays en date à l’avoir abrogé étant l’Irlande).

Mais comme le montre la décision de la Cour européenne des droits de l’homme en octobre 2018 de valider la condamnation d’une Autrichienne pour « dénigrement de doctrines religieuses » parce qu’elle avait accusé le prophète Mahomet de pédophilie, le statut juridique des « discours de haine », notamment ceux qui ciblent un groupe religieux, reste malgré tout un enjeu majeur.

C’est particulièrement le cas face à la recrudescence ces dernières années des attaques antisémites et islamophobes sur les réseaux sociaux.

À cet égard, si les États-Unis continuent de se distinguer par l’absence de régulations spécifiques vis-à-vis de tels discours – au contraire, donc, des États européens où, comme l’illustre l’exemple précité, les injures contre les groupes ethniques ou confessionnels sont davantage criminalisées – la conception américaine, particulièrement large, de la liberté d’expression est pourtant contestée aujourd’hui, à l’aune des transformations technologiques et sociales de l’ère numérique.

État des lieux des lois sur le blasphème à travers le monde en 2015. La gradation va de jaune (restrictions locales) à orange (amendes et restrictions), rouge (peine de prison) et rouge très foncé (peine de mort). Conquistador/End Blasphemy Laws Worldwide/Wikimedia, CC BY-NC

Un 1er amendement crucial

Le 1er amendement à la Constitution exige que l’État reste neutre à l’égard de la religion et respecte la liberté religieuse et d’expression des citoyens :

« le Congrès ne pourra faire aucune loi concernant l’établissement d’une religion ou interdisant son libre exercice ; ou visant à limiter la liberté d’expression et celle de la presse »

Cet amendement garantit une très large protection en faveur de tout type de discours prononcés dans la sphère publique – même ceux considérés comme « offensants », « injurieux », ou « haineux » à l’égard d’une religion et de ses fidèles. La Cour suprême a rappelé à plusieurs reprises, non seulement que « l’État n’a aucun intérêt légitime à protéger une ou toutes les religions contre des opinions qui leur seraient désagréables » (Joseph Burstyn v. Wilson, 1952), mais aussi qu’« un principe fondamental sous-jacent au 1er amendement {est} bien que l’État ne peut pas interdire l’expression d’une idée simplement parce que la société [la] juge offensante […] » (Texas v. Johnson, 1989), ou parce qu’elle provoque une « détresse émotionnelle » chez les personnes qui en sont la cible (Snyder v. Phelps, 2011).

Seuls peuvent être interdits les discours visant à « inciter et à produire une action illégale imminente », c’est-à-dire ceux qui constituent un appel direct à commettre des actes illégaux à un moment déterminé, qui intimident et mettent en danger la population, ou qui provoquent de la violence en son sein (Brandenbourg v. Ohio, 1969). Les limites fixées par la Cour européenne des droits de l’homme, qui indique que des discours peuvent être « sanctionnés » s’ils « propagent, incitent à, promeuvent ou justifient la haine fondée sur l’intolérance » (Erbakan c. Turquie, 2006), n’existent pas en droit américain pour des propos tenus dans l’espace public.

Internet remet en question la liberté d’expression

Mais l’exception américaine en matière de liberté d’expression est aujourd’hui remise en question aux États-Unis, dans un contexte de radicalisation du discours politique sous la présidence Trump, accompagnée d’une prolifération d’offensives antisémites et islamophobes sur les réseaux sociaux.

Ces dernières ont pu avoir des conséquences dramatiques, motivant des attaques meurtrières – comme celle qui a ciblé une synagogue de Pittsburgh en octobre 2018 – ou provoquant de la violence au-delà même des frontières américaines.

En 2012, par exemple, la diffusion sur Internet d’une vidéo montrant un pasteur de Floride en train de brûler le Coran avait entraîné des émeutes sanglantes au Moyen-Orient.

Les entreprises de réseaux sociaux interdisent officiellement les messages à caractère « haineux » mais, comme le reconnaît par exemple Facebook, il est parfois difficile de définir – et donc de réguler – ce type de discours, dont l’interprétation et les limites varient selon les pays et les cultures.

Certains juristes américains estiment que, dans ce contexte, c’est le 1er amendement et les contours de la liberté d’expression qui devraient être plus largement repensés aux États-Unis, afin que les discours de haine y soient plus strictement encadrés.

Repenser les cadres légaux ?

Le professeur de droit Noah Feldman affirme par exemple, que, même si outre-Atlantique brûler le Coran en public est autorisé, les nouvelles réalités d’un monde « hyper connecté » et les « réponses transnationales » quasi instantanées aux discours tenus aux États-Unis, obligent à réexaminer ce que signifie « inciter et produire une action illégale imminente ». Ainsi, des paroles ou des images, même si elles ne représentent pas un danger direct dans leur contexte local, peuvent en effet, dans un laps de temps très court, provoquer de la violence dans d’autres régions du monde. La fatwah à l’encontre de Salman Rushdie en 1989 ayant entraîné des émeutes de l’Iran à l’Inde en passant par l’Angleterre avait été un bon exemple.

Plus particulièrement, Jeremy Waldron suggère dans son livre The Harm in Hate Speech, de mieux distinguer entre les injures dirigées contre une religion en général – et qui doivent être acceptées au risque de réintroduire le délit de blasphème dans le droit américain – et celles qui visent spécifiquement les fidèles de ladite religion.

De tels propos « diffamatoires » devraient selon lui être davantage régulés, comme c’est le cas en Europe, puisqu’ils ont pour effet de provoquer une « blessure morale » chez les individus concernés, portant ainsi atteinte à leur honneur et à leur dignité.

Manifestation du 11 février 2006 à Paris contre la publication de caricatures de Mahomet. David Monniaux/Wikimedia, CC BY-ND

Waldron pointe les conséquences sociales et civiques délétères des discours de haine qui ciblent les minorités, dans la mesure où ils renforcent leur position de « dominés » et rendent donc d’autant plus difficile leur intégration. C’est précisément dans cette logique, par exemple, que plusieurs universités américaines ont mis en place des « speech codes » visant à interdire, sur leur campus, les discours qui créerait un « environnement hostile » à l’encontre de certains étudiants « vulnérables », car membres de minorités.

Les réseaux sociaux, ces nouveaux censeurs ?

Si, de manière générale, la jurisprudence relative au 1er amendement ne semble toutefois pas prête d’évoluer et si la remise en cause par Feldman et Waldron de l’exception américaine en matière de liberté d’expression a été largement critiquée aux États-Unis,notamment par l’ancien juge de la Cour suprême John Paul Stevens, les progrès technologiques et la nature intrinsèquement « sans frontières » d’Internet pourraient cependant d’eux-mêmes entraîner une « harmonisation » transatlantique des règles encadrant la liberté d’expression sur les réseaux sociaux – en un sens contraire à la tradition américaine.

En 2016, par exemple, Facebook, Twitter, YouTube et Microsoft ont conclu un accord avec la Commission européenne en s’engageant à effacer tout « contenu haineux » de leur plate-forme en l’espace de 24 heures. Une loi similaire a été adoptée en 2017 en Allemagne, avec à la clé une amende qui pourra atteindre 50 millions d’euros.

Tanguy Pastoureau sur Facebook, mars 2018.

Certains juristes américains s’interrogent sur l’impact de ces législations pour la liberté d’expression aux États-Unis.

La mise en place par ces réseaux sociaux d’algorithmes qui visent spécifiquement à répondre aux exigences européennes en matière de régulation des discours de haine, en ciblant et en effaçant automatiquement les contenus considérés comme problématiques au regard des lois locales, pourrait en effet avoir pour conséquence une restriction similaire de la liberté d’expression aux États-Unis.

Au final, il convient peut-être de rappeler que, dans tous les cas, les Américains dans leur ensemble sont toujours fortement attachés à leur très large liberté d’expression (religieuse) : 67 % considèrent que le droit de tenir des propos offensants contre des minorités mérite d’être protégé, tandis que 77 % affirment que ce doit être aussi le cas pour des injures visant leurs croyances religieuses, contre, respectivement, 51 et 53 % des Français).


Amandine Barb a co-dirigé avec Denis Lacorne « Les politiques du blasphème », paru chez Karthala fin 2018.

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