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Un portrait grafitti de Che Guevara, par l'artiste chilien Otto Schade, basé à Londres. Courtoisie de l'artiste, Otto Schade

L’image la plus célèbre de Che Guevara a-t-elle encore une signification ?

Perçue comme une icône mondiale, l’image de Che Guevara semble franchir de multiples frontières sociales et culturelles. À preuve, elle se voit tant dans les manifestations de rue que dans une variété de messages visuels : affiches, logos, tee-shirts et slogans.

Le 14 juin dernier, Guevara aurait célébré ses 91 ans. Plus d’un demi-siècle après sa mort, de nombreuses questions subsistent : pourquoi son image est-elle encore invoquée aux quatre coins du monde ? Pourquoi la commercialisation de celle-ci ne s’estompe pas ? Quelles capacités, quel potentiel, recèle-t-elle aux yeux de ces admirateurs ?

Dans l’univers visuel, les photographies peuvent transcender les frontières linguistiques et culturelles. Cette faculté crée un champ essentiel où traiter des messages et leur conférer une signification.

En 2016, lors d’un festival en Russie, une montgolfière à l’effigie de Che Guevara s’apprête à décoller. AP Photo/Maxim Marmur

Depuis plusieurs années, je vois l’image de Guevara surgir dans toutes sortes de lieux. Ainsi, je l’ai remarquée lors d’une manifestation d’appui aux enseignants à Chennai en Inde, à l’occasion d’une protestation contre l’OTAN à Istanbul en Turquie, sur une chope à Amsterdam, sous forme de tatouage sur l’abdomen de Mike Tyson, etc. Dans le cadre de mon projet, j’ai cherché et collecté des milliers de versions de cette image.

Encore aujourd’hui, l’héritage de Guevara continue de semer la controverse : les uns admirent le médecin argentin, le révolutionnaire cubain ou le chef de la guérilla sud-américaine ; les autres le vilipendent. Si l’image du Che invite à la narration et à la commémoration, quels souvenirs s’agit-il d’évoquer au juste ?

Réinterprétations et répétitions

Intitulé Guerrillero Heroico (« guérillero héroïque »), le portrait de Che Guevara pris par Alberto Korda en 1960 est l’une des photos les plus reproduites à l’échelle mondiale. Selon Korda, la publication de ce cliché a eu l’effet d’une bombe dans l’univers de la photographie. Aux quatre coins du monde, le visage du Che immortalisé sur pellicule fait l’objet de rendus et de réinterprétations éclectiques — tee-shirts, graffitis, banderoles, tatouages — souvent caractérisés par un certain flou et accompagnés de slogans ou d’autres éléments complémentaires.

Alberto Diaz Gutierrez, connu professionnellement sous le pseudonyme d’Alberto Korda, est mort à Paris le 25 mai 2001. En août 2000, il pose chez lui devant son célèbre portrait de Che Guevara, le héros révolutionnaire cubain. Korda a pris cette photo en 1960, à La Havane. AP Photo/Jose Luis Magana

Tandis que les industriels de la mode contribuent à dépolitiser la photo du visage du Che et à en restreindre le pouvoir symbolique, d’autres lui redonnent une signification émancipatrice et politique. Dans ce contexte, ma recherche a notamment pour objectif de ménager des espaces favorisant une meilleure compréhension de la reproduction et de l’utilisation ininterrompues de l’image de Guevara.

Malgré la marchandisation dont il est l’objet, le célèbre portrait trouve toujours un écho auprès des gens ordinaires qui, dans la rue, l’arborent sous une forme ou sous une autre.

En 1968, alors que les mouvements radicaux se multiplient dans le monde et que Guevara s’impose comme leader symbolique, les étudiants commencent à s’approprier la photo du Che par Korda. La même année, des activistes de l’Université de Sydney, en Australie, font de Guevara leur héros. Aux États-Unis, des manifestants contre la guerre du Vietnam portent des pancartes où s’affiche le visage du Che. De l’autre côté de l’Atlantique, le prisonnier Anthony McIntyre, ex-membre de l’Armée républicaine irlandaise, s’inspire des reproductions de la photo de Guevara qui parsèment son lieu d’incarcération pour écrire sur le révolutionnaire.

En décembre 2004, tentant de me frayer un chemin entre manifestants et représentants de l’ordre dans les rues de Buenos Aires, je remarque l’image de Che Guevara sur quantité de bannières. Un tract qu’on me remet décrit les manifestations de 2001 : des milliers de personnes envahissent alors les rues pour exiger que le gouvernement démissionne — ce qu’il fera trois fois. Ils associent les rassemblements de protestation organisés entre 2001 et 2004 à ceux des années 1990.

À Athènes, le 31 mars 2016, un manifestant porte un drapeau à l’effigie de Che Guevara. Devant le Parlement grec, il proteste contre l’adoption de nouvelles mesures de renflouement. AP Photo/Petros Giannakouris

Les bannières à l’effigie de Guevara que brandissent les protestataires servent pour ainsi dire à rappeler le lien existant entre leur lutte et les autres qui se mènent à l’échelle de la planète. Ainsi, le visage du Che défile contre l’OTAN à Istanbul, contre Bush à Berlin, contre la privatisation de l’éducation en Colombie, contre les droits fonciers au Mexique, mais pour Chavez, puis Maduro, au Venezuela.

Un phénomène viral — avant même l’arrivée d’Internet

L’adjectif « viral » qualifie une mutation et une carnavalisation des images qui s’opèrent typiquement sur Internet. De fait, tout visuel peut y être modifié, fragmenté, recontextualisé ou redéfini, et ce, à l’infini. L’utilisation d’un mot dérivé de « virus » pour décrire la dissémination d’images par transmission directe entre individus (comme dans le cas du commérage) crée un effet de boîte noire et laisse supposer qu’on ne sait pas vraiment pourquoi certaines images se propagent plus que d’autres.

Or, avant même l’invention d’Internet, les variantes du portrait Guerrillero Heroico se multipliaient dans le monde entier, et ce, malgré les interdictions. Qu’est-ce qui alimente le désir de reproduire, de porter, de copier, de s’approprier ou d’utiliser cette image ? Il n’existe pas de réponse toute faite.

En mouvement perpétuel, Guerrillero Heroico passe du symbolique au symptomatique. Oscillant entre ces types de classification, l’œuvre rejette toute forme d’encadrement. Autrement dit, le pouvoir de séduction de la photo brise le cadre.

Dans le numéro de juillet 1967 de Paris Match, le journaliste Jean Lartéguy — nom de plume de Jean Pierre Lucien Osty, un vétéran de la Seconde Guerre mondiale plusieurs fois décoré — signe un article intitulé « Les guérilleros ». Le reportage est accompagné d’une reproduction pleine page de Guerrillero Heroico.

Une autre photo, portant la légende « Che Guevara. Où est-il donc ? », montre une foule de Cubains rassemblés sur la place de la Révolution, à La Havane. On y aperçoit une version bicolore de Guerrillero Heroico, affichée tout en hauteur comme pour dire : « Le voilà ! ».

Paris Match, 1968. Paris Match, Author provided (no reuse)

En octobre 1967, le graphiste polonais Roman Cieslewicz conçoit pour la revue Opus une couverture aux airs d’affiche. Toutefois, des traits faciaux de Guerrillero Heroico y sont remplacés par du texte. Devenant soudain espace d’expression, le « portrait photographique » n’en conserve pas moins quelque chose d’immuable. Les termes Che à la place des yeux et Sien guise de nez sous-tendent le dynamisme des mots et des slogans. Du reste, le visage semble lui-même s’exclamer : « Oui, Che ! ».

Le 18 octobre 1967, Fidel Castro atténue le choc et le sentiment d’incrédulité que suscite la mort de Guevara en lisant la dernière lettre du Che dans le cadre de l’éloge funèbre qu’il prononce devant un agrandissement de Guerrillero Heroico haut de cinq étages. Cette représentation monumentale impose la photo comme image commémorative du héros disparu.

Voyages autour d’un visage

L’image de Che Guevara représente bien plus qu’un simple visage. Devenue symbole, elle incarne différentes fonctions sociales, culturelles et politiques. On la vénère et on la porte en procession comme on la foule aux pieds. Par exemple, un coin de la paroisse civile du 23 de Enero (« 23 janvier ») à Caracas, capitale vénézuélienne, servait autrefois de dépotoir. Après qu’une murale de Guevara y est réalisée, les ordures disparaissent — comme si l’image de Guevara autorise certains actes et comportements, mais en interdit d’autres.

Les images que l’on échange ou modifie chaque jour remettent en cause les régimes de représentation gouvernant la société. Parallèlement, elles lui confèrent une autre forme de légitimité. Les témoignages sur l’efficacité et le dynamisme des images se manifestent diversement : leur effet apparent, les actes qui s’ensuivent, les attentes quant à leurs résultats et l’explication de l’existence de telles attentes.

Aujourd’hui, il n’est plus question de s’approprier l’image du Che pour l’utiliser d’une manière ou d’une autre. Au contraire, dans une culture du couper-coller favorisant l’échange incessant de symboles, le visage de Guevara tient lieu d’interface collective et de canal d’expression.

La fluidité de l’image est à la fois façonnée et étayée par les courants culturels auxquels elle adhère. Du fait de notre aptitude croissante à surfer sur les tendances, cette fluidité est d’autant plus marquée.

Les corollaires, les multiplicités et les facultés génératives et transformationnelles de l’œuvre Guerrillero Heroico défient sans cesse les efforts déployés pour la catégoriser, l’expliquer, la critiquer, la décrire ou y réagir.

Peut-être cela relève-t-il simplement de l’incompréhensible.

This article was originally published in English

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