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Un homme en treillis militaire observe un immeuble en ruines
Un enquêteur examine la salle de concert incendiée après l'attentat contre le bâtiment du Crocus City Hall à la périphérie ouest de Moscou, en Russie, le 23 mars 2024. Au moins 137 personnes y ont perdu la vie. (Investigative Committee of Russia via AP)

L’implication de Tadjiks dans le massacre de Moscou trouve ses racines dans le passé trouble et le présent désespéré de l’ex-république soviétique

Les quatre hommes armés accusés des meurtres d'au moins 139 spectateurs au théâtre Crocus City Hall de Moscou, le 22 mars 2024, étaient tous citoyens du Tadjikistan, petit pays d'Asie centrale.

Leur nationalité a-t-elle quelque chose à voir avec leur présumé acte de terrorisme ? De nombreux Russes affirmeraient que c’est le cas.

Le Tadjikistan, un pays enclavé de dix millions d’habitants, pris en sandwich entre l’Ouzbékistan, l’Afghanistan et la Chine, est la plus pauvre des anciennes républiques soviétiques. Connu pour sa corruption et sa répression politique, il subit depuis 1994 la poigne de fer du président Emomali Rahmon. On estime que plus de trois millions de Tadjiks vivent en Russie, soit environ un tiers de la population totale.

Un homme vêtu d’un survêtement blanc git, inconscient, sur une chaise
Mukhammadsobir Faizov, un des suspects dans le massacre du théâtre Crocus City Hall, est assis dans une cage de verre au tribunal du district de Basmanny, à Moscou, le 25 mars 2024. (AP Photo/Alexander Zemlianichenko)

Spécialiste de l’histoire de l’Asie centrale, je parle le tadjiki et j’ai séjourné à de nombreuses reprises dans la région, ainsi qu’en Russie, depuis 1990. J’ai personnellement été témoin des conditions de vie des Tadjiks en Russie, et dans leur pays d’origine, que j’ai décrites dans mon récent ouvrage, Les Tadjiks : persanophones d’Afghanistan, d’Ouzbékistan et du Tadjikistan.

Une population discriminée

La plupart des Tadjiks vivant en Russie occupent le statut précaire de « travailleurs invités », occupant des emplois mal rémunérés dans les secteurs de la construction, des marchés ou le nettoyage des toilettes publiques. Le déclin démographique de la population russe a conduit à une dépendance croissante envers les travailleurs étrangers, afin de répondre aux besoins de main-d’œuvre. L’attitude des Russes envers les autochtones d’Asie centrale et du Caucase est généralement négative, semblable au stéréotype américain sur les Mexicains, exprimé tristement par Donald Trump en 2015 : « Ils apportent de la drogue. Ils apportent le crime. Ce sont des violeurs ».

Ainsi, les non-Slaves sont systématiquement discriminés en Russie et, depuis 2022, ils ont été enrôlés de manière disproportionnée et envoyés en Ukraine pour servir de chair à canon au front.

Des personnes sont attroupés devant un amoncellement de fleurs
Des gens déposent des fleurs et des jouets à côté de l’hôtel de ville de Crocus, à la périphérie ouest de Moscou,le 24 mars 2024, un attentat a fait au moins 137 morts. (AP Photo/Vitaly Smolnikov)

Une civilisation prestigieuse

Peu de peuples dans l’histoire ont vu leur statut s’effondrer de manière aussi spectaculaire que les Tadjiks au cours des cent dernières années.

Pendant plus d’un millénaire, les Tadjiks, descendants persanophones des anciens Sogdiens qui dominaient la Route de la Soie, ont constitué l’élite culturelle de l’Asie centrale. À partir de la « Nouvelle Renaissance persane » du Xe siècle, lorsque leur capitale, Boukhara, en est est venue à rivaliser avec Bagdad en tant que centre d’enseignement et de haute culture islamiques, les Tadjiks ont été les principaux érudits et bureaucrates des grandes villes d’Asie centrale, et ce, jusqu’à la révolution russe. Le célèbre philosophe et médecin médiéval Avicenne était d’origine tadjike, tout comme le collectionneur de hadiths Bukhari, le poète soufi Rumi et bien d’autres.

En tant que principaux pourvoyeurs de la civilisation islamique d’Asie centrale, les Tadjiks étaient considérés par les bolcheviks comme représentant un héritage obsolète que le socialisme souhaitait anéantir. Les Tadjiks ont été pratiquement exclus de la restructuration sociale et politique massive imposée à l’Asie centrale au cours des premières années de l’Union soviétique.

La majeure partie de leur territoire historique, y compris les villes légendaires de Samarkand et de Boukhara, a été attribuée aux Ouzbeks turcophones, qui étaient considérés comme plus malléables. Ce n’est qu’en 1929 que les Tadjiks se sont dotés de leur propre république, composée principalement de territoires marginaux et montagneux, et dépourvus de tout centre urbain majeur.

Répression, désespoir et islam radical

Tout au long du XXe siècle, la République socialiste soviétique tadjike a été la région la plus pauvre et sous-développée de l’ex-URSS. Elle a conservé ce triste statut depuis son indépendance en 1991. De 1992 à 1997, le pays a été plongé dans une guerre civile dévastatrice qui a détruit presque toutes les infrastructures.

Depuis lors, le président Rahmon a utilisé la menace d’une reprise du conflit civil pour justifier son pouvoir absolu. Le spectre d’un islam radical émanant de l’Afghanistan voisin — où la population tadjike dépasse largement celle du Tadjikistan — a fourni une justification supplémentaire à la politique répressive de Rahmon.

Le président russe Vladimir Poutine en compagnie de son homologue du Tadjikistan Emomali Rahmon, lors de leur entretien au Kremlin, à Moscou, le 21 novembre 2023. (Alexander Kazakov, Sputnik, Kremlin Pool Photo via AP)

Dans le Tadjikistan d’aujourd’hui, même ceux qui ont fait des études universitaires sont quasi dans l’impossibilité de gagner un salaire décent. Impuissants et humiliés par le système, ils sont des proies faciles pour les prédicateurs islamiques radicaux qui leur donnent un sentiment de valeur et un but réel à achever.

Le désespoir financier en toile de fond crée un cocktail explosif : l’un des suspects des récents attentats de Moscou a déclaré à ses interrogateurs russes qu’il avait été recruté par un « imam » via la plate-forme Telegram. Il a expliqué qu’on lui avait promis une récompense en espèces d’un demi-million de roubles russes (environ 7 300 $ CDN) pour commettre ses atrocités.

Un avenir peu radieux

Partout dans le monde, les êtres humains normaux et sensés sont horrifiés par les actes terroristes, quelle que soit la manière dont ils sont justifiés par leurs auteurs. Le peuple du Tadjikistan, qui souffre depuis longtemps, ne fait pas exception.

L’option du terrorisme demeurera attrayante pour un petit nombre d’extrémistes, qui peuvent percevoir le meurtre psychopathique de civils innocents contre de l’argent, ou pour une idéologie, comme valable. La tentative ridicule de la Russie de lier, d’une manière ou d’une autre, les attaques de Moscou à l’Ukraine est une diversion maladroite des conséquences de ses relations avec l’Asie centrale.

Des hommes s’affairent dans les ruines d’un immeuble
Les premiers enquêteurs sont présents dans les ruines du théâtre Crocus City Hall, samedi le 23 mars 2024. (Russian Emergency Ministry Press Service via AP)

Un grand nombre de Tadjiks vivent en Russie et il est probable que de telles attaques se multiplieront à l’avenir. Déjà, les ressortissants du Tadjikistan signalent sur les réseaux sociaux des incidents discriminatoires et des préjugés accrus. Les chauffeurs de taxi tadjiks, par exemple, témoignent que des passagers leur demandent s’ils sont Tadjiks, et refusent ensuite de voyager avec eux.

Avec ses ressources immobilisées en Ukraine dans un avenir proche, il semble peu probable que Moscou ait la capacité de se venger des islamistes au Tadjikistan, ou ailleurs en Asie centrale. Ils opèrent en dehors du contrôle du président Rahmon, dont le régime demeure un fidèle allié de la Russie.

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