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la vitrine du magasin Benetton à Venise en Italie
Benetton a marqué l'histoire de la mode des années 1980 et 1990, puis est devenue plus discrète. shawnwil23

L’incroyable saga de Benetton : ambitions, innovations et art du scandale

Le 25 mai 2024, Luciano Benetton, âgé de 89 ans, a annoncé qu’il quittait la présidence du conseil d’administration de l’entreprise qu’il a fondée en 1965. Il accuse son directeur général, un manager extérieur nommé en 2018, d’avoir dissimulé une perte de 100 millions d’euros. Il a assuré à cette occasion que « le maximum d’efforts sera fait pour retrouver l’énergie des temps meilleurs et redonner vie à cette marque qui représente tant pour notre famille et qui porte notre nom. »

Il est intéressant de revenir sur la trajectoire exceptionnelle de Benetton, qui a conduit quatre orphelins sans le sou de l’après-guerre italienne à devenir une des plus riches familles d’Europe, grâce à un mode d’organisation original – la mise en place d’une stratégie de plate-forme – avant que la fortune et la gloire n’émoussent peu à peu leur originalité.

Quatre orphelins et une immense ambition

Tout commence en 1945 à Trévise, près de Venise, avec le décès de Leone Benetton, un petit entrepreneur sans succès, qui laisse derrière lui une veuve et quatre orphelins. Rapidement, Luciano, l’aîné des enfants, comprend que sa mère, malade, n’aura pas la force de les faire vivre tous les cinq. À quatorze ans, il quitte l’école pour se faire embaucher comme vendeur, d’abord dans une épicerie, puis dans un magasin de vêtements.

En 1955, il convainc sa sœur Giuliana et ses deux jeunes frères Gilberto et Carlo de monter une entreprise de fabrication de pulls. Pour acheter leur première machine, ils empruntent à la famille et à des amis proches, et Luciano vend son concertina et Gilberto sa bicyclette. Giuliana confectionne les modèles que Luciano vend en porte-à-porte. Ils baptisent leurs tricots Très Jolie. Leurs cinq modèles, déclinés en 36 couleurs, se vendent bien. Six mois après les débuts, les Benetton peuvent rembourser l’argent emprunté.

En 1963, avec un teinturier de Trévise, Luciano met au point le procédé de la teinture en plongée, qui permet de teindre les vêtements en fonction des fluctuations de la mode. Deux ans plus tard, les Benetton inaugurent leur première usine et ouvrent la première boutique vendant exclusivement les produits Très Jolie, gérée par un entrepreneur indépendant. Ils décident alors d’abandonner le nom Très Jolie pour Benetton. Une partie de la production est confiée à des ateliers des environs de Trévise. La croissance est impressionnante : le chiffre d’affaires atteint les 500 millions d’euros en 1986, puis dépasse le milliard en 1990, pour culminer à 2,5 milliards en 2005.

Parallèlement, Benetton sponsorise l’équipe de basket-ball de Trévise, qui remporte la coupe d’Europe en 1995, et rachète en 1985 une petite équipe de Formule 1 qui dix ans plus tard gagne le Championnat du monde des constructeurs avec son pilote vedette, Michael Schumacher.

Un mode d’organisation innovant

Le succès fulgurant de Benetton a notamment reposé sur un mode d’organisation original : l’externalisation maximale. À l’apogée de sa gloire, dans les années 1990, sa production reposait sur un maillage de 450 sous-traitants, dont 200 pour les seuls pulls. 85 % d’entre eux étaient localisés en Vénétie, et ils détenaient 80 % de la capacité de production totale. Il s’agissait pour la plupart de PME comptant entre 20 et 40 salariés, qui employaient au total 25 000 personnes, alors que Benetton, avec un millier de salariés en production, ne pouvait pas fabriquer plus de 5 % de ses produits dans ses propres usines, qui servaient essentiellement de « nœuds » dans le système, ou qui étaient réservées à des étapes clés de la production, comme la teinture en plongée.

Benetton a ainsi déployé à son échelle, vingt ou trente ans avant Amazon, AliExpress ou Temu, ce qui s’apparenterait aujourd’hui une stratégie de plate-forme. Une plate-forme consiste notamment à mettre en relation des vendeurs et des acheteurs, ce que l’on appelle en économie un marché multifaces. Même si Amazon est avant tout un distributeur et Benetton un industriel, ils ont tous les deux externalisé au cours du temps une partie significative de leur chaîne de valeur, en coordonnant de multiples intervenants.


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Dans la même logique, la distribution reposait sur un réseau de 7 000 boutiques, identiques de Singapour à Budapest (mais légèrement plus grandes aux États-Unis), qui n’appartenaient pas à Benetton, mais à des commerçants indépendants, liés à l’entreprise par un simple contrat verbal et une poignée de main rituelle. Ce système, même s’il présentait des similitudes avec une franchise classique, n’en était pas une : Benetton ne percevait ni loyer ni redevance sur l’activité de ses distributeurs, mais se rémunérait en leur vendant les produits avec une marge qualifiée de « raisonnable ». De même, il ne leur assurait aucune exclusivité territoriale.

La provocation comme stratégie de marque

À côté de cette organisation spécifique (en partie inspirée de celle des constructeurs automobiles japonais à l’époque, et notamment celle de Toyota), la notoriété de Benetton a été décuplée grâce aux campagnes publicitaires orchestrées par le photographe Oliviero Toscani à partir de 1982.

Si au départ le message, « United Colors of Benetton », est essentiellement centré sur l’antiracisme et la fraternité entre les peuples, avec des personnes de toutes origines ethniques portant des vêtements Benetton, c’est en 1991 que débute la dérive provocatrice qui deviendra la marque de fabrique de Benetton durant toute une décennie. Une première campagne représente ainsi un cimetière militaire à la veille de la Guerre du Golfe, une seconde montre un nouveau-né avec son cordon ombilical. Ces images, si elles reçoivent des récompenses internationales, déclenchent un scandale médiatique et sont interdites dans plusieurs pays.

C’est avec les campagnes de 1992 (utilisation de photographies d’actualité : marée noire, boat people, un mercenaire sud-africain brandissant un fémur humain, et surtout un homme mourant du sida, entouré de sa famille en pleurs), 1993 (des affiches représentant des parties de corps humain tatouées « H.I.V. POSITIVE » avec l’encre violette utilisée dans les abattoirs par les services sanitaires), et 1994 (le vêtement ensanglanté d’un soldat bosniaque abattu lors de la guerre en ex-Yougoslavie), que les protestations atteignent leur paroxysme.

Oliviero Toscani, avec un certain cynisme, aimait souligner que le tapage provoqué par ces images sulfureuses offrait à la marque Benetton une caisse de résonance formidable dans les médias, pour une fraction de ce qu’aurait coûté une campagne publicitaire équivalente. Là encore, il s’agissait d’une forme de sous-traitance (mais gratuite), cohérente avec l’organisation du groupe. Il est intéressant de souligner que ces campagnes provocatrices n’ont jamais fait référence aux produits de Benetton, et qu’elles n’ont jamais été affichées dans ses boutiques.

L’essoufflement du système

Au début des années 2000, le système Benetton commence à montrer des signes d’essoufflement, que l’on peut attribuer à la conjugaison de trois causes.

Premièrement, la concurrence se montre de plus en plus vive, avec notamment l’extraordinaire succès du groupe espagnol Inditex (Zara, Bershka, Pull & Bear, Stradivarius, Oysho, Massimo Dutti), dont le chiffre d’affaires, équivalent à celui de Benetton au milieu des années 1990, a été multiplié par neuf en vingt ans. Or, le modèle d’organisation d’Inditex est très exactement l’inverse de celui de Benetton. Là où l’Italien déploie une stratégie de plate-forme et d’externalisation maximale, l’Espagnol est verticalement très intégré : il fabrique quasiment tous ses produits dans ses propres usines et les vend dans ses propres magasins, ce qui est beaucoup plus gourmand en capital, mais permet un contrôle et une réactivité beaucoup plus élevés.

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D’autres acteurs viennent eux aussi menacer les positions de Benetton, comme le Suédois H&M, le Japonais Uniqlo ou l’Irlandais Primark, mais avec des modèles bien moins intégrés que celui d’Inditex. Pour répondre à cette concurrence exacerbée, Benetton remplace progressivement ses sous-traitants par ses propres usines et son réseau de boutiques indépendantes par ses propres mégastores. On peut dire qu’il s’est progressivement « zaraïfié », avec nettement moins de succès que son modèle. En 2023, son chiffre d’affaires n’est que d’environ 1 milliard d’euros, soit 36 fois moins que celui d’Inditex.

Deuxièmement, les individus qui avait construit le modèle Benetton, que ce soit la famille elle-même, mais aussi les principaux sous-traitant et distributeurs, qui se connaissaient souvent depuis l’enfance et étaient pour la plupart originaires de Vénétie, partent progressivement à la retraite. Or, leurs héritiers, nés riches, n’ont ni la même intimité, qui était un des ciments du groupe, ni la même ambition, qui était son moteur. Privé de vision et d’intégration, désormais dirigé par des managers professionnels, le système Benetton se distend peu à peu. Là encore, sa réponse consiste à remplacer l’externalisation par l’intégration verticale, niant de fait le modèle de plate-forme qui l’avait porté au succès.

Troisièmement enfin, sur le plan médiatique, Oliviero Toscani provoque une fois de trop en 2000 avec la campagne « Nous, dans les couloirs de la mort », consacrée à six condamnés à mort américains, photographiés dans leur cellule. L’opinion américaine, relayée par les médias, s’offusque d’une utilisation commerciale du crime. Des parents des victimes des condamnés viennent témoigner à la télévision. Le scandale est tel que Benetton est contraint de se retirer du marché américain, le deuxième au monde après l’Union européenne pour le prêt-à-porter. Luciano décide de rompre sa collaboration avec Oliviero Toscani, et les publicités Benetton deviennent beaucoup plus consensuelles, mais aussi beaucoup moins marquantes. L’équipe de Formule 1 est revendue à Renault en 2010.

Benetton après Benetton

En 2012, la famille Benetton décide de racheter le tiers du capital de l’entreprise qu’elle avait introduit en Bourse en 1985. Il faut dire que l’action ne valait plus qu’une fraction de son cours d’émission. Cependant, ce rachat semble plus symbolique – voire nostalgique – que stratégique. Quel est en effet l’avantage concurrentiel de Benetton une fois que sa stratégie consiste à imiter la chaîne de valeur de ses concurrents, que son actif humain s’essouffle, et que sa marque est banalisée ? En fait, cette question n’est plus centrale pour la famille Benetton, dont l’attention et les intérêts sont désormais ailleurs.

Le modèle Benetton d’externalisation maximale et de plate-forme portait en lui les germes de sa propre disparition. Très rentable, il imposait, pour perdurer, que ses bénéfices soient investis ailleurs. C’est logiquement ce qu’a fait la famille Benetton à partir des années 1990, au travers de sa holding Edizione, désormais valorisée à plus de 12 milliards d’euros. La famille Benetton est ainsi à la tête de très lucratives participations dans les transports au travers de la société Mundys (qui possède près de 10 000 kilomètres d’autoroutes en Europe, en Asie et en Amérique, et assure la gestion d’aéroports, dont ceux de Rome et de Nice), dans les télécoms via Cellnex (infrastructure de téléphonie mobile), dans Autogrill (restauration dans les aéroports, les autoroutes et les gares), dans l’immobilier et l’agriculture avec Edizione Property, et dans les placements financiers avec des parts de l’assureur Generali et de la banque Mediobanca.

De fait, l’activité vêtement historique est devenue marginale (elle ne représente plus que 2 % des actifs nets du groupe en 2023) et son maintien ressemble plus à un hommage à l’égard de la génération des fondateurs qu’à une véritable ambition stratégique. Les Benetton de la première génération, et notamment Luciano, étaient des entrepreneurs ambitieux, portés par une soif de revanche sociale. Ils voulaient démontrer que leur père n’était pas mort en vain et qu’un Benetton pouvait réussir dans les affaires.

Leurs héritiers sont des capitalistes multimilliardaires, pour lesquels les pulls relèvent plus de la nostalgie que de la stratégie. Alessandro, le deuxième fils de Luciano, a ainsi quitté la direction de la marque Benetton en 2018, pour prendre celle de la holding Edizione.

Le retrait de Luciano en mai 2024 n’est qu’un épisode de plus dans ce déclin. En 10 ans, le chiffre d’affaires de Benetton a été divisé par deux, alors que ses pertes cumulées ont atteint le milliard d’euros. Jusqu’ici, la famille a toujours comblé les déficits grâce aux résultats de Edizione. Cependant, sa déférence à l’égard du patriarche commence à montrer ses limites : le tout nouveau directeur général de Benetton est un financier spécialisé en restructurations et liquidations. Les 1 400 boutiques détenues en propre pourraient intéresser un repreneur… Souhaitons longue vie à Luciano, mais les intérêts de la famille sont désormais ailleurs, et il est probable que l’activité textile ne lui survive pas au sein du groupe.

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