Comme la madeleine de Proust, la question de la coopération industrielle de défense est un sujet qui revient, à intervalles réguliers, dans l’actualité et l’agenda européen. En effet, le traité de Maastricht, signé en 1992, postulait déjà qu’il fallait former « une identité européenne de sécurité et de défense » et proposait « une coopération renforcée en matière d’armement en vue de créer une agence européenne des armements ». Un tel projet réveillait des initiatives lancées dans les années 1950 avec des objectifs relativement similaires (Union de l’Europe occidentale).
Le momentum actuel semble, une nouvelle fois, favorable à ces problématiques de défense, comme en témoignent les annonces récentes. Le risque de la « non-coopération » est double : un surcoût associé au non-partage des coûts de développement, et une perte de compétitivité vis-à-vis de concurrents américains, chinois ou russes.
Pour une coopération durable face aux menaces
Sans prétendre à l’exhaustivité, nous pouvons citer, parmi les coopérations existantes, l’Initiative européenne d’intervention (IEI) qui vise à partager les expériences opérationnelles ; la Coopération structurée permanente (CSP), qui est un outil de coopération prévu par les traités qui couvre un ensemble de problématiques diverses (capacitaires, industrielles…) ; le Fonds européen de défense (FED) qui est la première incursion de la Commission européenne dans le financement du développement de technologies de défense avec un budget, encore provisoire, de 7 milliards d’euros et qui s’accompagne de la création d’une Direction générale à l’industrie de défense et de l’espace ; et le lancement de grands programmes d’armement pour les années à venir, avec par exemple, le Système de combat aérien du futur (SCAF), une coopération entre l’Allemagne, l’Espagne et la France.
Les raisons pour lesquelles les Européens doivent coopérer d’un point de vue industriel sont multiples, mais il est possible de distinguer ce qui relève d’enjeux stratégiques et politiques et ce qui relève de problématiques économiques et industrielles.
En ce qui concerne les raisons stratégiques, il faut souligner que les pays européens font face à un certain nombre d’incertitudes et de menaces communes qui nécessitent une coordination plus forte. Au premier rang de celles-ci se trouve l’attitude des États-Unis vis-à-vis des alliés européens : même si l’OTAN reste résiliente, Donald Trump l’a critiquée à de nombreuses reprises et un pivot vers le Pacifique a été amorcé dès le mandat de Barack Obama. En conséquence, les Européens devraient investir massivement pour pouvoir se défendre par eux-mêmes.
Concomitamment, l’UE est confrontée à des défis sécuritaires comme les attaques terroristes, les tensions posées par l’attitude de la Russie ou celles en Méditerranée orientale ou bien encore les enjeux liés à la dimension cyber. Leur caractère transfrontalier implique une prise en charge collective.
Par ailleurs, les projections en termes de conflictualité dans le futur indiquent que les états-majors anticipent des affrontements de haute intensité. Comme l’explique le général Lavigne, chef d’état-major de l’Armée de l’air et de l’espace :
« Nous assistons à une démonstration de force des grandes puissances, à une contestation des espaces aériens, à une diversification des menaces et à une désinhibition dans l’emploi de la force. »
Cette évolution appelle à des investissements importants dans des technologies « classiques » alors que les équipements destinés à être employés dans les conflits asymétriques restent plus que d’actualité.
Compétitivité économique et industrielle
D’autres raisons, de nature économique et industrielle, sont également à signaler. Tout d’abord, les budgets européens de défense sont limités : d’après les données du SIPRI, les dépenses de défense de l’UE sont plus de deux fois inférieures à celles des États-Unis. Le contexte du Brexit limite encore plus le poids des Européens puisque le Royaume-Uni se classe structurellement aux premières places des dépenses européennes, avec notamment 27 % des dépenses de R&D de défense de l’UE.
En complément de ces budgets contraints, se trouvent les conséquences de la perte de « pouvoir d’achat » des ministères de la Défense européens, avec le risque d’être désarmés par l’inflation. Ce que l’on appelle communément la « loi d’Augustine » est en fait la matérialisation de la tendance haussière du coût des grands programmes d’armement, en termes d’acquisition mais aussi de soutien tout au long de leur cycle de vie. Les travaux les plus récents montrent que l’inflation militaire est nettement supérieure à celle des produits civils, ce qui tient à des raisons générationnelles puisque les matériels modernes incorporent les technologies les plus à la pointe, ces dernières étant plus difficiles à développer.
Au niveau industriel, le paysage est relativement peu concentré, en particulier dans les domaines naval et terrestre. En parallèle, le nombre de programmes nationaux est trois fois plus élevé qu’aux États-Unis. C’est la raison pour laquelle les entreprises européennes sont en monopole sur leur marché national mais se retrouvent en concurrence sur les marchés d’exportation. Pour maintenir les compétences industrielles, ces entreprises sont obligées d’exporter pour garantir leur rentabilité. Eu égard à l’étroitesse des demandes nationales, une recomposition est nécessaire, d’autant que ce phénomène est déjà à l’œuvre aux États-Unis.
Enfin, le secteur civil est davantage en pointe dans les technologies nécessaires au développement des matériels de nouvelle génération, notamment les drones, le spatial, le traitement des données ou encore l’intelligence artificielle. Ces technologies seront pourtant au cœur des futurs équipements de défense. Néanmoins, les technologies de défense gardent leurs spécificités et les passerelles entre les domaines civil et militaire restent plutôt rares.
Des divergences politiques
La coopération dans le domaine de la défense est historiquement source de dilemmes : faut-il renoncer à des pans entiers de souveraineté industrielle (et aux emplois qui vont avec) pour obtenir des équipements de défense plus efficaces, au meilleur prix ? Si oui, quels pays doivent renoncer à tout ou partie de leur industrie de défense ? En effet, tous les pays n’ont pas les mêmes ambitions, ni les mêmes objectifs quant à leur industrie.
Au-delà des aspects opérationnels et militaires, la construction de l’Europe de la défense pose aussi des questions de politique et de stratégie industrielle. En particulier, l’ensemble des initiatives évoquées plus haut doivent être mises en cohérence afin qu’elles soient pleinement efficaces : une vision politique claire s’inscrivant sur le long terme est un préalable indispensable. La déclinaison de cette vision passe par différents instruments de politique industrielle.
Tout d’abord, les expériences passées de coopération industrielle sont mitigées parce que les spécifications des équipements n’étaient pas harmonisées entre les pays partenaires. Les économies d’échelle n’étaient donc pas au rendez-vous. Aussi, l’efficacité de la coopération dépend de la capacité des États à s’entendre en amont pour éviter que les programmes en coopération ne deviennent une superposition de programmes nationaux.
Coopération, dialogue et retours d’expérience
Pour les forces armées, la multiplication des échanges opérationnels et les retours d’expérience sont d’une grande importance. On peut espérer que dans le cadre de l’IEI, les échanges sur des problématiques communes permettront de mieux préciser les besoins et donc de s’accorder sur les spécifications des équipements. La technologie peut contribuer favorablement à combler, au moins partiellement, ces différences.
Cela peut passer par des formes de modularité, entendue ici comme une conception des systèmes de défense fondée sur une plate-forme principale qui accueillerait des modules interchangeables. Dans le cadre d’une coopération, cela permet de réfléchir à une plate-forme commune et standardisée, avec des modules personnalisés selon les types de missions envisagées.
De telles expériences ont déjà été conduites au Danemark ou en Suède. Le cas du futur avion de combat entretient des similarités avec ce concept dans la mesure où le porteur principal (un avion) va être relié à des drones. Ceci est rendu possible via des technologies de l’industrie 4.0 qui peuvent favoriser cette modularité, notamment en améliorant les interfaces numériques entre le porteur principal et son environnement, mais aussi en rendant possible la production d’armements en petite série à des coûts abordables via par exemple la simulation numérique ou l’impression 3D.
Pour une stratégie économique et industrielle commune ?
D’autres mécanismes économiques méritent réflexion ; en premier lieu la taille du marché : le seul marché européen sera-t-il suffisant ou faudra-t-il passer également par l’exportation pour obtenir une taille critique ? Les divergences de politique en matière d’exportation d’armements sont fortes, ce qui joue comme un frein à la construction d’une Europe de la défense intégrée sur le plan industriel.
Par ailleurs, il est également nécessaire de s’assurer que les industriels européens restent compétitifs par rapport à leurs concurrents internationaux. Sur les contrats d’exportations, de nouveaux acteurs apparaissent (Turquie, Corée du Sud, Chine…) et grignotent des parts de marché. Mais si cette question de la taille du marché est bien économique, le fond reste politique : il s’agit en effet de s’accorder sur une vision claire du rôle des exportations dans une politique de défense européenne et sur un modèle économique de défense européen.
Enfin, pour être pleinement intégré, le marché européen doit promouvoir sa propre production, certains souhaitant la création d’un buy european act qui validerait la préférence communautaire, en particulier pour des compétences critiques. Cela entraînerait probablement des surcoûts sur certains segments de marché où les Européens seraient moins compétitifs : c’est le prix de la souveraineté.
L’éparpillement des compétences industrielles entre pays est également une explication du manque d’intégration. En préalable, une analyse globale des avantages comparatifs est indispensable pour rationaliser les capacités industrielles. Il s’agit plutôt de renforcer les compétences existantes, sans créer de nouvelle concurrence et donc, de préférence, choisir l’acteur industriel le plus avancé. Le FED ou les grands programmes d’armement peuvent servir de catalyseur, de par leur capacité à structurer les relations industrielles.
En effet, les programmes d’armements sont des fenêtres d’opportunité pour une intégration européenne plus poussée. On peut citer le processus d’intégration économique de groupes nationaux, sur le modèle de MBDA grâce au missile Storm Shadow /Scalp. Le secteur des hélicoptères est un autre exemple historique d’une industrie qui s’est structurée autour de grands programmes militaires qui ont été progressivement intégrés pour former Airbus Helicopters.
L’acceptabilité d’une telle politique de rationalisation de l’outil industriel peut passer par la compensation des manques à gagner en matière d’emplois et mettre ainsi fin au mécanisme de « juste retour ». Cet élément est à prendre en compte dans une perspective de politique industrielle européenne globale. Enfin, l’implication, dans la chaîne de sous-traitance, d’équipementiers de PME et d’ETI issus de pays européens éloignés du premier cercle offre l’opportunité d’impliquer l’ensemble des pays membres, de garantir une forme d’indépendance européenne et de permettre des économies d’échelle par de la spécialisation sectorielle.
Au terme de cette analyse, il apparaît que la défense n’échappe pas aux « lois » qui régissent les autres biens publics : une politique industrielle de défense commune en Europe ne pourra probablement pas se faire sans une instance supra-nationale de défense commune qui coordonnerait les actions individuelles tout en respectant la souveraineté des États. Ce « dilemme » institutionnel est encore à résoudre.