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L’instabilité politique et économique mondiale sonne-t-elle le glas de la stratégie d’entreprise ?

Les multiples effets associés aux évolutions récentes des politiques fiscale et commerciale américaines ont été largement commentés et analysés. Si la stabilité économique et politique mondiale apparaît menacée, il nous semble très important d’envisager les nécessaires réactions en évitant toute escalade dont les conséquences seraient sans doute bien pires que celles des mesures initialement prises de manière unilatérale par Washington.

Au-delà des conséquences bien décrites au niveau macro-économique et politique, les effets des mesures américaines et des premières réactions qu’elles ont suscitées sont d’ores et déjà mesurables pour les entreprises.

Elles sont essentiellement délétères en raison de la moindre lisibilité de leur environnement, affectant l’élaboration et la mise en œuvre des stratégies. La prise en compte de contraintes nouvelles ou renforcées, comme l’émergence d’opportunités (la vision positive et optimiste des bouleversements en cours) entraîne un retour du court-termisme des entreprises au moment d’envisager l’avenir.

La définition et la mise en œuvre de stratégies ambitieuses requièrent une lisibilité certes relative de l’environnement, mais une lisibilité tout de même. La question qui se pose concernant la stratégie d’entreprise est donc clairement celle de sa disparition potentielle au profit d’un opportunisme croissant dont les effets seraient, à n’en pas douter, dangereux (décisions moins pertinentes à long terme, moindre résilience des écosystèmes économiques en raison de difficultés accrues pour les fournisseurs…).

Des stratégies rationnelles et pertinentes rendues caduques

Sans revenir sur les problèmes posés par le caractère unilatéral des mesures récemment mises en œuvre par le gouvernement Trump (défaut de coordination générant des risques de retour de la guerre des changes, tensions commerciales pouvant renforcer des tensions d’ordre politique et géopolitique …), leur caractéristique principale est de modifier en profondeur les règles du jeu auxquelles sont soumises les entreprises. Les modèles traditionnels utilisés par ces dernières en vue de décrypter les évolutions de l’environnement dans lequel elles opèrent (modèle PESTEL, par exemple) ne sont plus que d’un faible secours face à la nature des bouleversements en cours.

Ces changements s’avèrent rapidement intempestifs en ce sens qu’ils remettent en cause la pertinence de stratégies reposant parfois sur des investissements importants sur le long terme.

Une entreprise américaine ayant, par exemple, fait le pari de s’implanter en Chine pour des raisons plus ambitieuses que le simple accès à une main d’œuvre bon marché (une volonté de développer sa présence sur le marché chinois par exemple, en réduisant l’empreinte environnementale de produits fabriqués sur place) et qui aurait noué de réelles relations avec des partenaires locaux, verrait aujourd’hui cette stratégie perdre toute sa pertinence dans le contexte de défiance grandissante entre la Chine et les États-Unis.

De réels investissements industriels ou relationnels, réalisés tant par les entreprises américaines que par leurs partenaires chinois, seraient transformés en paris perdants avec des conséquences sociales, voire environnementales, non négligeables.

Cet exemple illustre bien deux tendances très importantes :

  • On observe depuis quelques années, un véritable retour de la stratégie. Alors que de nombreux projets de délocalisation trouvaient leurs fondements, ces dernières décennies, dans la simple recherche de réductions de coûts offertes par l’accès à des mains d’œuvre bon marché, les entreprises qui continuent de délocaliser aujourd’hui le font pour des raisons plus ambitieuses. Il s’agit souvent de réels projets de développements industriels et commerciaux dans les pays ciblés. Des investissements importants sont alors consentis, y compris en termes de développement de relations constructives avec des fournisseurs locaux. Ces dernières s’avèrent vertueuses tant pour ces derniers que pour leurs clients, comme en témoignent les retours sur investissements mesurés.

  • Ces stratégies ambitieuses et bien mieux pensées que celles qui se fondaient uniquement sur la réduction apparente des coûts sont aujourd’hui rendues caduques par des évolutions politiques et commerciales qui morcellent les chaînes globales de valeur patiemment constituées.

Une analyse des impacts des politiques protectionnistes fondée sur les chaînes globales de valeur

Les chaînes globales de valeur fournissent un cadre permettant de bien comprendre les stratégies des entreprises impliquées dans le commerce international. Gary Gereffi définit ces dernières comme

« des structures qui relient les acteurs dans l’espace, non seulement entre eux, mais aussi avec les marchés mondiaux ».

L’auteur distingue notamment deux grands types de chaînes de valeur :

  • Les chaînes pilotées par les producteurs (industries souvent intensives en capital dans lesquelles de puissants fabricants contrôlent plusieurs niveaux de fournisseurs, comme dans l’automobile par exemple) ;

  • Les chaînes pilotées par les acheteurs (secteurs dans lesquels des réseaux lointains de ST sont gérés par des distributeurs ne fabriquant pas).

Trois grands types d’apprentissage apparaissent possibles pour les fournisseurs qui travaillent avec des clients dans le cadre de ces chaînes globales de valeur pilotées par les acheteurs :

  • L’apprentissage du métier : l’acquisition de nouvelles compétences

  • L’apprentissage organisationnel : vers une nouvelle structuration de l’entreprise

  • L’apprentissage du comportement relationnel : pour pérenniser la relation

Une telle analyse permet de comprendre en quoi pour de nombreux pays, la croissance et le développement sont beaucoup plus faciles en jouant la carte de l’intégration de leurs entreprises aux chaînes globales de valeur mondiales plutôt qu’en développant intégralement une industrie (ce fût notamment le cas pour la Corée du Sud, Singapour, le Mexique…). De nombreuses études témoignent bien de l’existence d’opportunités d’apprentissage très différentes en fonction des destinataires finaux dans ces chaînes globales de valeur.

Les mesures protectionnistes actuelles ont pour effet de perturber les stratégies des clients comme celles des fournisseurs.

Un retour en force de l’environnement qui ne doit pas affecter l’ambition stratégique

Finalement, la principale évolution affectant la vie des entreprises réside aujourd’hui dans une sorte de « retour de l’environnement ». Les entreprises, pour lesquelles la stratégie repose généralement sur une analyse fine des ressources internes et des contraintes et opportunités offertes par l’environnement, voient la prégnance de ce dernier élément se renforcer.

Le rôle de l’intelligence économique et de la lecture géopolitique du monde est grandissant et les entreprises n’hésitent plus à investir massivement dans ces domaines.

Au moment de choisir les fournisseurs avec lesquels s’engager, les avantages comparatifs à la Ricardo (ceux qui résultent avant tout de la localisation des fournisseurs dont découlent des avantages en termes de coût du travail, de droits de douanes…) s’avèrent plus importants que les avantages concurrentiels à la Porter (ceux qui résultent des caractéristiques intrinsèques des fournisseurs, choisis précisément pour ces caractéristiques). Ceci témoigne bien du retour de l’opportunisme au détriment de stratégies élaborées sur le long terme.

Pour les plus petites entreprises, faute de moyen, le risque est grand de se sur-adapter à une instabilité politique et économique renforcée. La stratégie, reposant sur une vision de long terme et intégrant une capacité pro-active à investir dans les ressources internes, serait alors troquée contre un simple opportunisme. Pour éviter un tel écueil, il importe de ne céder ni à la panique face aux menaces nouvelles, ni à l’excès de confiance face à des opportunités sans doute ponctuelles.

Finalement, la stratégie d’entreprise est loin d’être un sujet dépassé, même si pour reprendre les termes de Mintzberg, l’heure semble plus propice aujourd’hui au déploiement de stratégies émergentes qu’à celui de stratégies délibérées. Le principe de réalité et le pragmatisme souvent bienvenu justifient la prise en compte de contraintes et d’opportunités à côté desquelles il serait dommage de passer.

La capacité à faire évoluer la stratégie est même un fondement de la nécessaire agilité dont doivent de plus en plus faire preuve les entreprises pour réussir. Il n’en demeure pas moins que la capacité à se donner un objectif clair à long terme et les moyens d’y parvenir (en investissant dans les ressources et les compétences) reste plus que jamais essentielle.

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