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Littérature et féminisme pop : à la rencontre de Julia Korbik

Julia Korbik. Carole Bisenius-Penin.

S’imposant en Allemagne et en Europe comme une des voix remarquées d’un féminisme grand public, jeune et dynamique, l’écrivaine et journaliste berlinoise Julia Korbik réactualise le modèle biographique avec succès. Reçue durant deux mois, en partenariat avec l’Institut Goethe et la maison de Robert Schuman, au sein du dispositif Récit’Chazelles, résidence d’auteurs francophones et européens incluant un laboratoire hors les murs (Crem), l’autrice développe un projet littéraire, entre culture pop et féminisme, consacrée à une femme de lettres et artiste, frontalière européenne oubliée, Unica Zürn.

Dispositif résidentiel et communication interculturelle

L’étude des relations culturelles internationales a fait l’objet de nombreuses publications en histoire. Ces études ont démontré la nécessité de prendre en compte les dynamiques culturelles, les interactions, les transferts et les effets d’interdépendance entre plusieurs entités géopolitiques, à partir des phénomènes de circulation, à travers les frontières.

Du point de vue des sciences humaines, la notion d’interculturalité représente selon C. Clanet « l’ensemble des processus – psychiques, relationnels, groupaux, institutionnels, etc. – générés par les interactions de culture, dans un rapport d’échanges réciproques et dans une perspective de sauvegarde d’une relative identité culturelle entre les partenaires en relation ».

Pour sa part, le chercheur allemand H.-J. Lüsebrink entrevoit la communication interculturelle comme un processus de relations entre les cultures, renvoyant « aux phénomènes de l’entre-deux, du contact et de la réciprocité qui caractérisent le contact entre des cultures différentes et leurs membres ».

Sous cet angle, le dispositif résidentiel est un outil culturel original visant à faciliter les échanges culturels qui offre la possibilité d’expérimenter l’altérité au-delà des frontières, en s’appuyant sur une coopération interculturelle. En cela, la résidence Récit’Chazelles qui favorise l’accueil d’écrivains européens a été pensée à la fois comme un moyen de valoriser la communication interculturelle et un vecteur de médiation esthétique, à travers cette relation, ces échanges entre l’autrice allemande et les publics français sur un territoire spécifique (transfrontalier). Soit une ligne de démarcation donnant l’occasion de penser la diversité et la culture du « voisin ».

Culture pop et féminisme : histoires de femmes libres dans l’espace public

Les œuvres de Julia Korbik relèvent de la culture pop et du féminisme, plus précisément du « pop féminisme », c’est-à-dire un « féminisme de masse » véhiculant un art de la reprise qui recourt à certaines notions (« sororité, immédiateté, viralité ») et se diffuse notamment sur les réseaux sociaux. Après un premier essai, Stand Up. Le féminisme pour débutants et avancés vendu à plus de 10 000 exemplaires en Allemagne, son deuxième ouvrage consacré à une écrivaine française Oh, Simone ! (2017), lui a permis [d’être lauréate du « Prix Luise Büchner »](http://www.luise-buechner-gesellschaft.de](http://www.luise-buechner-gesellschaft.de) (2018), récompensant les intellectuels qui mettent en lumière les inégalités entre les sexes. Sa dernière œuvre (2021) Bonjour Liberté : Françoise Sagan und der Aufbruch in die Freiheit (Françoise Sagan et l’envol vers la liberté) offre un nouvel éclairage sur une autre écrivaine mythique.

Durant cette résidence, l’autrice consacre son travail de création cette fois à une figure de la littérature allemande, l’écrivaine et artiste Unica Zürn qui s’est distinguée par des dessins filigranes et des anagrammes ambiguës, toujours à la frontière des territoires (France, Allemagne). Ses œuvres ont été exposé plusieurs fois, en tant que créatrice et muse, à la fois peintre et poétesse, elle est une des rares écrivaines à être citée à l’époque du surréalisme. Pourtant comme d’autres femmes, l’œuvre d’Unica Zürn reste marquée par une certaine invisibilité.

Depuis quelques années, des femmes oubliées par l’histoire sont redécouvertes, des anthologies et des livres leur sont dédiés : citons entre autres l’essai de Mona Chollet, Sorcières. La puissance invaincue des femmes (2018) ; Michelle Perrot, Les femmes ou les silences de l’Histoire (2020) ou encore Titiou Lecoq, Les Grandes Oubliées (2021).

Tel est ce travail de mémoire que Julia Korbik cherche à mener autour d’une écriture fragmentaire qui interroge la notion de transmission et la place des femmes dans la littérature, l’histoire des idées et l’espace public :

« Je m’intéresse à tout ce qui concerne les femmes – historiques ou contemporaines – et leurs conditions de vie, leurs possibilités de mener une vie libre ou pas. Je jette un regard sur l’inégalité entre les sexes et j’analyse les manières abondantes dont les femmes sont aujourd’hui encore défavorisées. Si je m’intéresse tellement au passé, c’est peut-être parce que j’y cherche des modèles féminins, des réponses aux questions que je me pose : Comment être libre en tant que femme ? Comment mener une vie authentique ? Comment s’engager au mieux contre les inégalités ? Comment aider d’autres femmes à se libérer ? J’ai toujours gardé en tête ce que Simone de Beauvoir écrivait : “Se vouloir libre, c’est aussi vouloir les autres libres” ».

En écho à son travail, une table ronde aidant à penser cette question été mise en place avec Julia Korbik, Anne-Cécile Mailfert (Présidente de la Fondation des Femmes, et des membres du collectif féministe intersectionnel (Arc en Ci.elles) de Sciences Po Strasbourg. https://arcencielles.org/about

Une résidence féministe. Carole Bisenius-Penin

Coopération transgénérationnelle, d’une frontière à l’autre

Cette volonté de favoriser la reconnaissance de l’altérité s’est inscrite dans une coopération interculturelle et transgénérationnelle via le dispositif résidentiel imaginé. En cela, la résidence d’auteurs peut être appréhendée comme un espace de médiation, une scène rendant visible l’espace de la création littéraire et l’espace intime de la rencontre, au sein du projet partagé. En effet, selon Jean Caune la médiation culturelle s’actualise bien dans « une relation établie par le biais d’un support sensible (un apparaître) entre une énonciation singulière (une subjectivité) et un destinataire qui est visé pour que se réalise chez lui une expérience esthétique ».

Pour favoriser cette approche dynamique et pragmatique de la médiation culturelle, de nombreuses activités ont été menées, en croisant les publics et les formes de cette coopération interculturelle : table ronde, débat, performance musicale et littéraire, ateliers d’écriture avec les enfants de l’école élémentaire, séminaire sur le féminisme, conférence, rencontres lectures…

En partenariat avec la bibliothèque de Scy-Chazelles, un café littéraire portant sur des écrivaines françaises et allemandes a été un moyen efficace de mesure les différences de représentations de chaque côté de la frontière. De la même manière, la mise en place d’un atelier d’écriture transgénérationnel regroupant les étudiants de l’université de Lorraine et les seniors de la commune a permis d’expérimenter, sous la conduite de Julia Korbik, une écriture collective, sur la thématique d’une « chambre à soi » retravaillant la question de la diversité, à travers la confrontation des points de vue et des identités européennes. En somme, une expérience enrichissante selon l’autrice :

« Écrire, cela peut être un travail solitaire. Personnellement, j’aime bien cet aspect de mon métier. Mais j’aime aussi rencontrer des gens, des lecteurs et lectrices, parler de mon travail devant une audience, discuter. Ma résidence à Récit’Chazelles était pour moi alors un bon mélange entre ces deux activités de création littéraire et de médiations, d’échanges. Les temps forts étaient tous les moments où un vrai rapport entre le public en question et moi s’est établi. Les moments où j’avais l’impression que j’ai réussi à communiquer mes idées et mes sujets – et après, les enfants, les étudiants, les seniors s’emparent de la littérature et en font quelque chose de nouveau, quelque chose qui leur appartient. Pour moi, ces moments étaient comme un cadeau. C’étaient des moments de collaboration, de création commune. »

Finalement, croisant création littéraire et médiations culturelles, la poétique des frontières sous l’angle de l’histoire des femmes libres dans l’espace public et de la communication interculturelle a pu offrir d’une part, un outil précieux d’interactions transgénérationnelles et d’autre part, une opportunité résidentielle de repenser les valeurs européennes, par le biais de l’altérité et de la littérature contemporaine.

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