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Loi sur les influenceurs : des enjeux qui vont au-delà de l’influence commerciale

GaudiLab

Certains, parmi les « stars » du secteur, comptent plusieurs millions d’abonnés. D’après une étude de l’agence Reech, spécialisée en marketing d’influence, un tiers des Français déclarent suivre en ligne ces créateurs de contenus, connus sous le nom d’« influenceuses » et « influenceurs ». La consultation de leurs posts sur les réseaux socionumériques constitue une routine quotidienne de navigation pour nombre d’usagers. D’après cette même étude, 63 % des 18-25 ans se disent « followers » de comptes d’influenceurs.

Ces derniers seraient aujourd’hui 150 000 en France.

Leur évident pouvoir de prescription et les dérives possibles qui en découlent inquiètent ; elles ont parfois été dénoncées de manière virulente, notamment par le rappeur Booba.

Il faut dire que ces créateurs de contenus constituent une nouvelle concurrence à la fois pour la publicité, la communication mais aussi pour l’information – dans son nouveau rapport « Digital News 2023 », Reuters explique comment la diffusion de l’information passe désormais par les influenceurs, en lieu et place des journalistes.

C’est dans ce contexte que le législateur a souhaité se saisir du sujet. Mais la loi n° 2023-451 du 9 juin 2023, visant à encadrer l’influence commerciale et à lutter contre les dérives des influenceurs sur les réseaux sociaux, ne prend pas la mesure du problème.

Lutter contre les dérives du placement de produit

En effet, elle se réduit à l’influence commerciale, comme on le comprend à la lecture des deux premiers titres du texte, respectivement intitulés « de la nature de l’activité d’influence commerciale par voie électronique et des obligations afférentes à son exercice » et « de la régulation des contenus publiés par les personnes exerçant l’activité d’influence commerciale par voie électronique et des actions de sensibilisation des jeunes publics ».

La loi vise à encadrer les individus qui ont fait de leur influence commerciale sur les réseaux socionumériques de véritables sources de revenus. Son objectif est avant tout de lutter contre les dérives dans la pratique du placement de produit.

La diversité et l’ampleur de l’influence socionumérique ne sont pas prises en compte alors que tous les influenceurs n’exercent pas cette activité de la même manière.

L’influence socionumérique regroupe en réalité une activité partagée entre création de contenu (production numérique sur un ou des domaines d’intérêt) et placement de produit (mise en avant d’un produit commercial dans un contenu en échange d’une rémunération).

Deux types d’influenceurs bien distincts sont à observer : ceux, qui à partir de leurs placements de produits vont créer du contenu, et, ceux qui créent du contenu sur un ou des domaines précis et ensuite peuvent faire du placement de produit.

Les influenceurs sont devenus de véritables médias individualisés

Par ailleurs, l’horizontalité dans la diffusion des contenus des influenceurs est primordiale dans la compréhension de l’influence.

Cette horizontalité est propre à la réception contemporaine de l’information, qui n’a plus une source principale clairement identifiable : le récepteur ne suit plus seulement l’information sélectionnée par un média professionnel, le récepteur est devenu usager-récepteur. C’est lui qui est à l’origine de son usage et de sa réception.

Désormais, il n’a plus qu’à consulter ses réseaux socionumériques pour accéder aux contenus auxquels il s’est lui-même abonné – chacun disposant d’un fil d’actualités personnalisé.

Cette personnalisation est amplifiée par les algorithmes prédictifs qui suggèrent du contenu à partir des choix initiaux et créent des bulles de filtre.

Cette nouvelle réception de l’information brouille les frontières entre professionnels et usagers-récepteurs dans la production et la diffusion de contenus. Les créateurs de contenus/influenceurs sont devenus de véritables médias individualisés.

Les usagers-récepteurs s’abonnent à ces créateurs de contenus parce qu’ils partagent un sujet d’intérêt commun avec eux. Cette affinité par ressemblance permet la constitution des communautés des influenceurs.

Sentiment de proximité et illusion de spontanéité

Le sentiment d’appartenance à un groupe suscite une impression de proximité chez les usagers-récepteurs. Les abonnés suivent aussi un influenceur pour ce qu’ils perçoivent de sa personne. Ils s’y sont attachés, lui font confiance, s’identifient.

À partir de cet intérêt commun, l’influenceur va pouvoir créer une illusion de relation et de spontanéité avec sa communauté. Les abonnés sont appelés à interagir, des suggestions de contenus leur sont parfois demandées. Les publics ainsi intégrés participent à la viralité des contenus proposés par les influenceurs.

La diffusion verticale des contenus professionnels aux consommateurs a été remplacée par une diffusion horizontale en deux temps (des contenus professionnels et des contenus non professionnels aux usagers-récepteurs, puis des usagers-récepteurs à leurs groupes d’appartenance).

Avec les réseaux socionumériques, les usagers ne sont plus uniquement des consommateurs, ils sont devenus des acteurs qui, par leurs interactions, vont créer de la visibilité pour les contenus des influenceurs et à leur tour vont influencer d’autres usagers-récepteurs. Ce sont d’ailleurs ces interactions qui créent le plus de viralité.

Capture d’écran du compte Instagram de Marie Lopez, alias EnjoyPhoenix, du 19 juillet 2023.

Prenons l’exemple d’EnjoyPhoenix, alias Marie Lopez, influenceuse star qui compte plusieurs millions d’abonnés sur divers canaux. Pour un seul de ses posts Instagram (1er temps de l’influence), on peut observer que l’influence est démultipliée par les interactions des publics (2e temps de l’influence) comme on peut le voir avec les 106 926 likes et 695 commentaires suscités par le post ci-dessus.

La loi met de côté l’importance de la dépendance des influenceurs aux publics. Elle est en effet calquée sur des logiques antérieures de consommation, basées sur le modèle vertical. Or, avec les réseaux socionumériques, il ne s’agit plus d’une logique verticale unidirectionnelle, mais horizontale omnidirectionnelle : les usagers-récepteurs ont le pouvoir d’interagir avec les contenus et de les rendre visibles auprès d’autres usagers-récepteurs. C’est le pilier sur lequel repose l’influence socionumérique comme le montrent nos résultats scientifiques.

Contenus retouchés et désinformation

L’influence socionumérique est à considérer dans sa globalité et ne doit pas se limiter à l’influence commerciale du marketing d’influence. D’autres contenus des influenceurs sont hautement problématiques pour les publics, notamment pour les plus jeunes.

À titre d’exemple, la promotion des actes à visée esthétique a beau être interdite dans le cadre de la régulation de l’influence commerciale, il n’empêche que cette interdiction demeure insuffisante. Les photos retouchées, même si elles sont mentionnées en tant que telles, comme le veut cette loi, produisent des effets de dysmorphisme sur les publics.

Les adolescentes et adolescents se retrouvent particulièrement exposés au risque de développer ce trouble de perception de l’apparence.

À force de visionner des contenus retouchés, filtrés, montrant des corps qui n’existent pas dans la réalité, ils peuvent développer une vision erronée de leur propre corps et adopter des comportements dangereux pour la santé dans le but de le transformer. Cette exposition peut aussi provoquer un sentiment de mal-être et de dépression.

Tout aussi inquiétant, on voit apparaître chaque jour de nouveaux contenus d’influenceurs diffusant de la mésinformation, de la désinformation, de l’incitation à la haine ou encore de l’idéologie déguisée, pouvant aboutir à des dérives ayant de graves conséquences pour les publics.

Autre problème que la loi n’aborde pas, celui de la pornographie verbale dans la création de contenus grand public. Il s’agit de parler explicitement de sexualité dans le but d’inciter à la consultation de contenus audiovisuels pornographiques payants qui peuvent mener à l’exploitation sexuelle.

Une loi qui réduit les usagers au rôle de consommateurs

Les influenceurs sont tour à tour des médias individualisés et des leaders d’opinion dépendants de leurs communautés. Prendre la juste mesure de ce fonctionnement implique de développer une éthique et une déontologie de l’influence socionumérique. Les placements de produits à l’instar des publicités dans les médias ne font qu’accompagner la création de contenus.

Cette loi réduit les usagers au rôle de consommateurs alors que ce sont eux les véritables vecteurs de l’influence socionumérique. Ils sont le chaînon manquant de la régulation de l’influence socionumérique et c’est pourquoi ce texte ne peut suffire et prémunir durablement contre les autres dérives de l’influence.

Il aurait été intéressant d’investir l’influence socionumérique dans sa diversité et notamment de prendre en compte les effets sur les publics à plus long terme.

Cette loi sous-dimensionnée par rapport à l’ampleur des défis posés par les influences en ligne met en lumière la nécessité d’un dialogue entre le monde politique, le monde professionnel et le monde scientifique afin de permettre une régulation exhaustive de l’influence socionumérique.

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