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Collage en septembre 2019 pour mobiliser sur la question des féminicides et femmes violentées par leur conjoint ou ex-conjoint. L'ordonnance de protection s'inscrit dans le cadre des mesures visant à lutter contre les violences de genre. Lionel Bonaventure/AFP

L’ordonnance de protection contre les violences conjugales : un dispositif sous-employé

« Mieux protéger les femmes » : telle est l’ambition de l’ordonnance de protection, créée en 2010. Ce dispositif doit permettre à la justice d’intervenir en urgence dans des situations de violence au sein des couples, sans qu’il soit nécessaire de porter plainte ou d’engager une procédure pénale. Pourtant, cet outil juridique demeure étonnamment peu employé. Dans une enquête inédite, Les Femmes et les enfants d’abord, publiée le 7 mars aux éditions du CNRS la sociologue Solenne Jouanneau mêle ethnographie, analyses statistiques et cadres juridiques et administratifs. Elle écrit, « il s’agit d’une part de comprendre comment le projet féministe d’affirmer le droit des femmes à être protégées contre la violence de leur (ex-) partenaire s’est retrouvé confié à une justice familiale largement aveugle aux enjeux de genre. ». Extraits choisis de l’introduction.


La France n’est pas le seul pays à disposer d’un tel instrument […]. Au sein de l’Union européenne, des mesures comparables existent en Suède (depuis 1988), en Angleterre (depuis 1996) ou encore en Espagne (depuis 2004). Cependant, alors que les tribunaux états-uniens délivrent chaque année entre 600 000 et 700 000 décisions de ce type, que les justices espagnole et anglaise en prononcent respectivement 40 000 et 25 000 par an, le succès rencontré par le dispositif en France demeure plus que mitigé. […] Néanmoins, avec 54 procédures instruites au fond en 2010 et 5 845 en 2021, le recours à ce dispositif demeure rare au regard du nombre d’affaires poursuivies au pénal.

À titre d’exemple, selon les données du ministère de la Justice, les juridictions pénales françaises, en 2015, ont audiencé 26 200 affaires de violences sur ex-conjoint, tandis que les affaires familiales n’ont pas statué sur plus de 2 846 demandes de protection.

Comment expliquer la difficile implantation de ce dispositif de protection dans le système judiciaire français, quand, dans les pays nord-américains et européens qui en sont dotés, ce type d’instrument connaît un succès de bien plus grande ampleur ? Telle est la question que le présent ouvrage entend traiter en revenant sur les conditions d’invention, de transcription juridique et de mise en œuvre judiciaire de l’ordonnance de protection. […]


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L'instrumentalisation des enfants

Hiver 2016. Matinée. Odile Durand est coordinatrice du tribunal aux affaires familiales de Marcylle. Diplômée de Sciences Po Paris, cette ancienne juge des enfants a les cheveux courts, porte un tailleur-pantalon à la coupe stricte et un collier fantaisie rouge vif. Assise à son bureau, elle parcourt le dossier d’ordonnance de protection avec lequel elle va débuter sa journée.

Après s’être assurée de la validité de la procédure, elle parcourt la requête et les documents qui l’accompagnent (une main courante, une plainte et une série d’attestations produites par des administrations et des particuliers). Le dossier, ouvert à 9 h 33, est refermé à 9 h 48. La requête a été déposée par une femme de 44 ans de nationalité française. Cadre dans une entreprise privée, elle met en cause le comportement du père de sa fille, un homme de 63 ans au chômage.

[…]

Avocate de Madame (en demande)

  • Monsieur est marié avec une autre femme, mais il a une relation adultère avec ma cliente depuis quinze ans. Ils ont une fille de 9 ans, Maeva. Monsieur a reconnu l’enfant. Madame est victime de la jalousie maladive de Monsieur. Il contrôle sa vie à distance. Tout est dans le dossier que je vous ai remis Madame la juge : il lui envoie des SMS toute la journée, l’appelle jusqu’à vingt fois par jour. Madame doit se justifier sur son emploi du temps, Monsieur exige qu’elle rentre chez elle directement après le travail, lui interdit de fréquenter d’autres hommes, refuse qu’elle fasse la bise à ses collègues de sexe masculin. Il l’accuse constamment de le tromper. Madame a essayé de le quitter plusieurs fois mais chaque fois Monsieur menace de se suicider avec leur fille […]. La fillette explique que son père lui ordonne de surveiller sa mère en son absence […] et de lui relater son emploi du temps, le tout sous couvert de menace […].Un juge des enfants a été saisi […].

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Violences faites aux femmes : l’ordonnance de protection au tribunal de grande instance de Bobigny, 2019.

Les violences physiques

Hiver 2016. Début d’après-midi. Cheveu court, lunettes en écailles et costume de ville gris clair, le juge Raphaël Plavard, la trentaine, s’apprête à débuter son audience de cabinet de l’après-midi. Alors que sa greffière part vérifier que « l’OP est complète », il me tend le dossier.

Celui-ci comporte une plainte faisant état de violences physiques, d’insultes et de menaces de mort (« Je vais te tuer sale pute, c’est pas une pute qui va me manger mon argent »), un certificat médical de l’unité médico-légale constatant un hématome au niveau des yeux, des contusions sur les épaules, un choc émotionnel intense et lui accorde une ITT de cinq jours. Alors que je finis de parcourir le dossier, la greffière revient avec les justiciables, tous deux originaires du Cameroun. L’époux est chauffeur poids lourd. L’épouse, femme de ménage, est actuellement sans emploi et dispose pour tout revenu de l’allocation de solidarité spécifique. Seule cette dernière est assistée d’une avocate.

JAF. – Nous sommes là parce que Madame a déposé une requête en ordonnance de protection à l’encontre de Monsieur. Avant de laisser la parole à l’avocate de Madame, je vous indique que le parquet, avisé de cette demande de protection, indique qu’aucune procédure pénale n’est actuellement en cours et qu’il ne s’oppose pas à la délivrance de l’OP.> Avocate de Madame (en demande).

  • Le couple est marié depuis sept ans, trois enfants. Le premier épisode de violences remonte à six ans, lors de la troisième grossesse de Madame. Le second a eu lieu il y a trois mois, en présence de leur fille. Madame a été battue par son époux. Suite à un troisième épisode de violence, où elle a été contrainte de s’enfermer dans la salle de bains et d’appeler la police, Madame a quitté le domicile. Depuis, Madame est hébergée par le 115 avec les trois enfants. Elle demande une interdiction d’entrer en contact avec elle ; la jouissance du domicile conjugal, charge à Monsieur de continuer à régler la moitié du loyer. S’agissant des enfants, Madame demande la résidence habituelle, l’exercice exclusif de l’autorité parentale, une contribution de 150 euros par enfant. […]

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L’ordonnance de protection s’applique à toutes les catégories de couples

Ces deux scènes décrivent ce qui se joue dans les toutes premières minutes du dispositif judiciaire de lutte contre les violences conjugales que ce livre entend étudier.

Instaurée par la loi du 9 juillet 2010, renforcée par les lois du 4 août 2014 et du 28 décembre 2019, l’ordonnance de protection est applicable à toutes les catégories de couples (mariés, pacsés, concubins, non-cohabitants) ou d’ex-couples.

Elle garantit à toute personne affirmant être victime de la violence d’un (ex-) partenaire de passer en urgence devant un·e juge aux affaires familiales pour solliciter des mesures visant à faciliter et sécuriser la séparation.

Certaines de ces mesures sont de nature pénale et à visée sécuritaire : dissimulation d’adresse, interdiction de porter une arme ou d’entrer en contact avec certaines personnes. D’autres sont de nature civile et organisent la séparation du couple et ses conséquences en tenant compte des risques occasionnés par le contexte de violences.

Cette procédure civile dotée d’implications pénales rompt avec les logiques de pacification et de conciliation qui dominent la justice familiale dans les procédures classiques de séparation depuis plus d’une trentaine d’années, notamment en autorisant la prononciation temporaire de mesures d’éloignement et de restriction des droits parentaux du conjoint violent.

Un dispositif né de la lutte contre les violences faites aux femmes

Comme l’atteste la distance sociale qui sépare les justiciables des deux affaires évoquées en exergue (l’une est cadre, française et blanche, l’autre, au chômage, est femme de ménage, immigrée et racisée), faire face à la violence d’un (ex-) partenaire intime quand on est une femme n’est pas une affaire de classe, de race ou de religion. Expérience genrée, elle a pour objet de générer la soumission de celles qui la subissent et constitue, pour ceux qui l’exercent, un moyen de maintenir leurs privilèges masculins dans l’espace conjugal ou familial.

Cette violence de genre s’exprime par des pratiques contrôlantes, voire coercitives et empruntant à différentes formes de violence (verbale, psychologique, physique, sexuelle, économique ou encore administrative).

Ces pratiques visent l’appropriation matérielle des femmes, l’extorsion répétée de leur consentement afin de pouvoir jouir de leur corps, des ressources offertes par leur travail (re)productif, domestique et émotionnel, ou encore le maintien de l’inégale répartition des ressources économiques entre les partenaires.

De tels comportements peuvent intervenir à l’occasion de désaccords au sein du couple sur des aspects très ordinaires de la vie quotidienne (répartition et réalisation des tâches domestiques, parentalité, sexualité, gestion de l’argent, pratiques culturelles et religieuses, etc.), ou à des moments plus exceptionnels (grossesse, perte d’emploi et difficultés financières, maladie, séparation et organisation de ses conséquences).

Il arrive aussi fréquemment que ces comportements se poursuivent au-delà de la séparation, certains hommes refusant de renoncer à la relation de pouvoir instaurée lors de la vie conjugale.

L’apport des « fémocrates »

Appréhendées comme des faits divers regrettables mais totalement imprévisibles jusqu’à la fin des années 1960, ces violences font l’objet d’une théorisation alternative par les féministes matérialistes dans les années 1970.

Cherchant à analyser la contribution de ces violences à la (re)production de la domination patriarcale, Jalna Hanmer et bien d’autres démontrent la manière dont la violence et/ou la peur de la subir constituent un des ressorts fondamentaux du contrôle social que les hommes exercent sur les femmes.

Elles sont aussi les premières à dénoncer en quoi l’invisibilisation des mécanismes sous-jacents à la perpétration de la violence et la relative inaction de l’État face à ces actes contribuent à puissamment légitimer la domination masculine.

En instituant ce fait social en cause publique et politique, les féministes – dont celles qui évoluent dans le champ du pouvoir et que l’on qualifiera dans ce livre de fémocrates pour insister sur leur double qualité de féministes et de bureaucrates – ont forcé le champ du pouvoir à considérer ces violences comme un problème public, c’est-à-dire comme un problème susceptible d’être résolu par l’État et relevant, en conséquence, de la responsabilité de ses administrations.

L’étatisation de la lutte contre les violences masculines au sein du couple s’est alors traduite, à compter des années 1990, par l’élaboration et la mise en œuvre d’une succession de plans d’action publique destinés à résorber le phénomène. Ces politiques sont indubitablement nourries par l’expertise féministe et le référentiel des violences faites aux femmes mis en circulation par les instances onusiennes et européennes.

Judiciarisation ou juridicisation

Elles comprennent un volet social principalement délégué aux associations féministes spécialisées dans l’accompagnement et l’hébergement des victimes. Mais ces plans de lutte se dotent aussi rapidement d’un volet judiciaire visant à dynamiser et renforcer la judiciarisation de ces violences en transformant les modalités de sa juridicisation.

Cette distinction est importante. Par judiciarisation, on entend la propension des professionnel·le·s du droit à appréhender les actes de violence et de maltraitance au sein du couple comme des infractions ou des litiges relevant de l’arène judiciaire l’autorité régulatrice des juges.

En France, ce processus remonte au XIXᵉ siècle. Néanmoins, jusqu’au début des années 1990, l’intervention judiciaire n’a pas vocation à protéger les femmes de la violence des hommes. Principalement circonscrite à la répression des violences létales, elle vise surtout à assurer « la défense des valeurs conjugales dans l’intérêt de l’ordre social », ce qui, dans bien des cas, revient à légitimer l’exercice du patriarcat en rappelant le périmètre légal des conditions d’exercice de la puissance maritale et/ou paternelle.

La juridicisation, quant à elle, désigne la manière dont les normes sociales se transposent « dans des règles et des dispositifs juridiques explicites », en vue de diminuer « la marge d’autonomie laissée aux acteurs pour adopter d’autres conduites que celles prescrites par le droit ».

Transcrire dans la loi le droit politique des femmes à être protégées

En matière de violences dans le couple, le déclenchement de ce processus découle principalement de l’activisme des fémocrates. Il a timidement débuté lors de la réforme du Code pénal de 1992, via la reconnaissance du caractère aggravé de ces violences en raison de la relation intime et/ou conjugale entretenue par l’auteur et la victime.

Il s’est accéléré à compter de la seconde moitié des années 2000 avec l’adoption de près de sept lois visant à faciliter et améliorer les conditions de leur judiciarisation entre 2004 et 2020.

Les femmes et les enfants d’abord ?

Ces textes ont élargi le périmètre d’intervention de la justice en matière de violences au sein du couple. Ils ont aussi invité les magistrat·e·s du parquet et du siège à contribuer plus activement que par le passé à la prise en charge de ce contentieux. Si, au départ, l’injonction prend la forme d’une incitation à poursuivre et punir plus systématiquement les auteurs de ces violences, ensuite elle prend également la forme d’une exhortation à mieux protéger leurs victimes, via la prononciation de mesures à même de faciliter et de sécuriser le processus de séparation.

Ce nouvel impératif judiciaire, né dans le giron des politiques de lutte contre les violences faites aux femmes, s’observe dans la plupart des lois adoptées au cours des années 2000. Il connaît toutefois un accomplissement sans précédent avec la création de l’ordonnance de protection, en ce que celle-ci revient a priori à reconnaître et à transcrire dans la loi le droit politique des femmes à être protégées de la violence de leur (ex-) partenaire.


Les lieux et les personnes ont été anonymisés. Les prénoms et noms de famille attribués en remplacement ont été choisis de manière à conserver leur caractère d’indicateur significatif quant à l’origine sociale ou géographique des enquêté·e·s.

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