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L’Union européenne en Syrie : un discours trop complaisant ?

Dan Stoenescu devant un avion du Programme alimentaire mondial
Dan Stoenescu, chef de la délégation de l’UE pour la Syrie, lors d’un déplacement sur les territoires contrôlés par le régime de Damas, effectué à bord d’un avion du Programme alimentaire mondial, le 8 août 2022. Dan Stoenescu/Facebook

Si l’UE a longtemps prôné la fermeté face au régime de Bachar Al-Assad, coupable depuis 2011 de nombreux crimes de guerre avérés à l’égard de son propre peuple (le bilan humain est estimé entre 306 000 et 610 000 victimes), ce n’est plus réellement le cas.

Au nom du pragmatisme, la délégation de l’UE pour la Syrie – qui a déménagé à Beyrouth en 2012 et dont le rôle est de promouvoir les valeurs européennes et de superviser localement la politique de l’UE en matière de relations extérieures et d’aides – tend dernièrement à changer de ton à l’égard du pouvoir syrien en place. Avec quelles conséquences ?

Une fermeté qui n’a duré qu’un temps

En juillet 2011, six mois après le début de la révolution syrienne, Catherine Ashton, alors Haute Représentante de l’UE pour les affaires étrangères et la politique de sécurité, exige le départ de Bachar Al-Assad, en accord avec la stratégie adoptée par les États-Unis et une majorité de pays européens, dont la France et le Royaume-Uni, au sein du Conseil de sécurité de l’ONU.

De son côté, le président américain Barack Obama définit en août 2012 une « ligne rouge » à ne pas dépasser par le régime de Damas, sous peine de conséquences dévastatrices : l’utilisation d’armes chimiques.

Pourtant, l’attaque de la Ghouta orientale en août 2013 reste sans conséquences, Washington décidant de s’abstenir d’intervenir. Un revirement qui annonce celui, progressif, de l’UE.

En effet, à partir de 2015, la peur d’une « crise des réfugiés », couplée aux premiers succès de l’intervention russe et à l’implantation de « zones de désescalade » en Syrie, conduit l’UE à adopter une ligne essentiellement centrée sur les sanctions économiques et l’aide humanitaire. Elle écarte ainsi la possibilité d’essayer de faire preuve d’influence politique pour faciliter la résolution du conflit.

À cette période, comme le constatent le chercheur Dimitris Bouris et l’ancien chef de la délégation de l’UE pour la Syrie Anis Nacrour, « l’UE réduit sa marge de manœuvre au rôle de partenaire financier et fournisseur d’assistance technique aux initiatives de médiation des Nations unies ».

Ce revirement européen observé dès l’automne 2015 n’a pas été sans conséquences pour la stratégie de communication des alliés de Damas qui, constatant que les Occidentaux ne réclamaient plus avec la même vigueur le départ d’Al-Assad, se mirent à affirmer que ce dernier avait gagné la guerre – et ce, malgré la persistance de violences systématiques, voire génocidaires, imposées au peuple syrien par le régime.

Syrie : l’aide humanitaire de l’UE, 24 avril 2018.

Actuellement, l’UE, qui a adopté progressivement l’idée d’un plan de « réhabilitation précoce », est fortement impliquée en Syrie aux côtés de l’ONU, qui continue à demander un cessez-le-feu associé à une solution politique à l’initiative des Syriens depuis l’adoption à l’unanimité par les membres du Conseil de sécurité de la résolution 2254 en décembre 2015).

Cette coopération se manifeste notamment dans la conférence annuelle sur l’aide à apporter pour l’avenir de la Syrie et des pays de la région : en mai 2022, 6,4 milliards d’euros ont ainsi été mobilisés.

Mouvements diplomatiques récents au sein de la délégation de l’UE en Syrie

Jusqu’à l’automne 2021, la délégation de l’UE en Syrie restait discrète quant à la composition de son équipe, ses activités et ses déplacements à Damas. Sa page Facebook affichait essentiellement des informations relatives aux acteurs de l’UE engagés en Syrie ainsi que dans les pays limitrophes.

Effective dès septembre 2021, la nomination à sa tête du diplomate roumain Dan Stoenescu inaugure une nouvelle ère en termes de relations diplomatiques, d’engagements humanitaires et de stratégie de communication.

Moins d’un mois après son arrivée, 12 photographies mettent en scène son premier déplacement officiel à Damas, où il rencontre Imran Raza, coordinateur résident des Nations unies, de même que des représentants d’agences d’aide humanitaire dont la Croix-Rouge, le PNUD, l’OMS et le Programme alimentaire mondial, des diplomates bulgares, roumains, grecs, omanais, hongrois et tchèques, sans oublier Mario Zineri, nonce apostolique et ambassadeur papal.

Dan Stoenescu, en costume bleu au centre, aux côtés du président du Comité international de la Croix-Rouge, Christophe Martin, et d’autres personnes, à Damas, le 27 septembre 2021. Page Facebook de la Délégation de l’UE en Syrie, CC BY-NC-ND

Centrée sur la personnalité du chef de la délégation, la médiatisation de ce voyage est en rupture avec les positions originelles de l’UE : par cette première visite assumée dans la zone contrôlée par le régime, Stoenescu brise la promesse européenne de ne pas favoriser la quête de légitimité d’Al-Assad.

La présence sur les clichés de diplomates européens dont les ambassades avaient fermé à partir de 2012, (seule l’ambassade de République tchèque était restée ouverte en Syrie ; actuellement, sept ambassades européennes sont ouvertes) abonde également dans ce sens et rompt le tabou de la reprise d’une forme d’échanges.

Les visites deviennent régulières et sont décrites en toute transparence sur les pages Facebook de la délégation et de Stoenescu. Le 8 août 2022, ce dernier effectue une « mission humanitaire de quatre jours » aux côtés d’Imran Raza. Sont visitées pour la première fois trois villes sous contrôle du régime : Homs, Hama et Alep, ville martyre symbole de la victoire d’Assad.

Archétypes du discours humanitaire et de la reconstruction

La communication de la délégation est celle d’un service diplomatique s’adressant à un public européen spectateur d’une « souffrance à distance », pour reprendre la formule d’Hannah Arendt. À travers son rôle de médiateur, elle doit informer les citoyens des pays membres mais aussi du monde entier et véhicule sa conception d’une forme de responsabilité sociale.

Or on constate que ses publications, textes et photographies exposent la situation du peuple syrien de manière très édulcorée. Aucun coupable n’est nommé : la délégation n’opte donc pas pour ce que le sociologue Luc Bolstanski définit comme la « topique de la dénonciation », qui « se détourne de la considération déprimante du malheureux et de ses souffrances pour aller chercher un persécuteur », mais au contraire pour la « topique du sentiment », qui « oriente l’attention vers la possibilité d’une bienfaisance accomplie par un bienfaiteur ».

Ainsi, la responsabilité est ici humanitariste : elle mobilise l’« iconographie du secours ». Tout cas de souffrance nécessite une bonne action, « indépendamment de ce qui a provoqué la souffrance ou des conséquences de l’assistance ».

L’action européenne se divise en deux pans : reconstruction précoce dans les territoires sous contrôle du régime, et aide humanitaire pour les réfugiés et déplacés. La portée politique de cette stratégie est, quant à elle, reléguée au second plan. La réaction de Dan Stoenescu à l’adoption par le Conseil de sécurité de la résolution 2642 qui limite les opérations d’aide transfrontalières dans le nord-ouest de la Syrie à six mois seulement, pour éviter que la Russie n’utilise son pouvoir de véto et bloque totalement la situation, en est un exemple :

« Les besoins humanitaires des Syriens, dont la majorité sont des femmes et des enfants, ne devraient pas être politisés ! […] Les opérations transfrontalières doivent être dépolitisées et doivent augmenter. »

Par le biais de formes passives se concentrant sur le sort des victimes, le nom des responsables des exactions est soigneusement évité, induisant un effet de déresponsabilisation :

« Je suis scandalisé par les récentes attaques dans le Nord de la Syrie qui auraient tué plus de 17 personnes […] Des innocents continuent d’être victimes de ce conflit ! »

Les Syriens, quant à eux, sont ici décrits tels un groupe homogène, ce qui efface l’existence d’oppresseurs et d’opprimés. Citons le site officiel de la délégation : « L’UE et les Syriens ont un objectif commun : une Syrie stable et en paix » ; « notre intérêt, en tant qu’Européens, est le même que ce que veulent les Syriens ».

Pour étayer son discours, la délégation a recours à des photographies de citoyens, et plus particulièrement d’enfants, relançant le débat quant à la relation de pouvoir entre le photographe et ses sujets dans un contexte autoritaire et le respect de leur dignité. Ici, les nombreux clichés viennent compléter le tableau d’un peuple se « reconstruisant » grâce à la réhabilitation des écoles, des infrastructures médicales, ainsi que de structures électriques et hydrauliques.

Dan Stoenescu dans une école à al-Qusayr, le 9 août 2022. Page Facebook de Dan Stoenescu, CC BY-NC-ND

Ces mises en scène au pouvoir affectif certain s’installent dans l’imaginaire d’un public souvent peu averti, organisent sa « connaissance culturelle » de la région, et consolident une conception idéalisée de la situation politique en Syrie. Ainsi, les lecteurs européens découvrent des enfants « résilients » coloriant et chantant en chœur dans un centre de jeunesse à Alep, ou jouant de la musique à al-Qusayr.

Toutefois, d’autres clichés issus de la Direction générale pour la protection civile et les opérations d’aide humanitaire européennes ou du Haut-Commissariat des Nations unies pour les réfugiés viennent parfois contrebalancer les images idéalisées des enfants des « zones de gouvernement » : on y voit des enfants réfugiés, cette fois-ci démunis, assis sur des caisses estampillées « UNICEF », ainsi que des mères et leur nourrisson souffrant du froid des camps au Nord-Est de la Syrie. Ces images font appel au trope de la culture visuelle du tiers monde et insistent sur la nécessité de maintenir l’assistance humanitaire internationale en l’état.

Politique de réhabilitation précoce : quels risques ?

La vision du conflit véhiculée par l’UE et l’ONU est dénoncée par de nombreuses personnalités, dont des politiciens, activistes, chercheurs etorganisations de la société civile syrienne, qui militent pour une autre lecture des faits et avertissent que cette politique ne doit pas se transformer en un soutien politico-financier à Bachar Al-Assad.

En cause, les détournements de fonds organisés par le régime syrien, qui sont connus et documentés. Le fait que les agences humanitaires en Syrie travaillent notamment avec l’organisation Syria Trust, fondée par Asma Al-Assad (l’épouse de Bachar), en est un exemple : l’aide internationale enrichit largement le premier cercle du président qui ne rend aucun compte, ni aux habitants de la Syrie, ni aux contribuables internationaux.

De même, le scandale ayant affecté les agences onusiennes présentes en 2018 à Alep illustre les risques de cooptation : alors que les bombardements systématiques de la partie Est de la ville par le régime ont entraîné la destruction d’écoles, d’hôpitaux, de quartiers résidentiels, d’infrastructures électriques et hydrauliques, les experts de l’ONU n’ont pas pu imposer la liste de quartiers prioritaires qu’ils avaient identifiés et ont été contraints par le régime à ne travailler que dans les quartiers d’Alep Ouest.

Dans un tel contexte de pillage de l’aide internationale, le récent voyage de Stoenescu à al-Qusayr, ancienne ville rebelle reconquise dans la plus grande violence par le Hezbollah et les milices chiites en 2013, interroge. Décrite comme apolitique et humanitaire, cette visite officielle de la « ville vitrine » d’Assad a adoubé la stratégie du régime : à al-Qusayr, en 2019, le retour des réfugiés escortés par le Hezbollah constitua une étape clé du discours officiel décrivant une Syrie désormais stabilisée et sûre. La présence du représentant de l’UE ne s’opposait pas non plus à la stratégie de changement démographique mise en place dans cette région par le Hezbollah sur une base sectaire, visant à fortifier et protéger une « Syrie utile ».

Enfin, le plan implémenté par les agences internationales n’est pas sans conséquences dramatiques pour les Syriens en quête de justice et de responsabilisation des coupables : la reconstruction peut conduire à l’effacement de crimes de guerre, par exemple dans le cas des écoles bombardées par le régime.

En conséquence, la stratégie actuelle de l’ONU et de l’UE doit être remise en cause de manière à ce que, à l’avenir, elle s’appuie sur des intermédiaires locaux de confiance, et fasse de ces derniers un élément central de la résolution du conflit. Une telle action limitera la fuite des fonds européens, la corruption et la cooptation des aides humanitaires, ainsi que le processus de normalisation des relations avec le régime.

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