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Lutter contre le « séparatisme » sans en cerner les enjeux peut coûter cher

Gérald Darmanin et Marlène Schiappa arrivent à la préfecture de l'Essonne, à Évry, pour une réunion sur le projet de loi « confortant les principes républicains », le 9 décembre 2020. Thomas Samson, AFP

La politique du gouvernement français dans la lutte contre le séparatisme et la radicalisation, défendue avec vigueur par le ministre de l’intérieur Gérald Darmanin, repose sur une analyse qui ignore certains principes de base de la psychologie des groupes.

Nous savons depuis longtemps qu’il est extrêmement facile de provoquer des conflits entre les groupes sociaux. Une seule déclaration injuste ou mal interprétée peut mettre le feu aux poudres.

Sans prendre en compte de tels processus, la logique sécuritaire de la politique gouvernementale risque d’être contre-productive.

Considérons d’abord la forme. Après sa nomination comme ministre de l’Intérieur le 6 juillet dernier, Gérald Darmanin, ancien porte-parole de Nicolas Sarkozy, ainsi que Marlène Schiappa, ministre déléguée auprès du ministre de l’intérieur, chargée de la citoyenneté, multiplient les déclarations à propos de « l’ensauvagement de la société » et de la nécessité de lutter « contre le séparatisme ». Mais s’agit-il de s’attaquer au séparatisme corse ? Interrogée à ce sujet début septembre, Marlène Schiappa, fière de ses origines, répond qu’il n’en est pas question.

On ne sait pas exactement au départ qui est visé, mais on se rend compte petit à petit que l’islam politique et les musulmans sont en première ligne, notamment avec ce tweet de Gérald Darmanin le 2 décembre :

Quel impact cette annonce peut-elle avoir ? Le ministre mentionne qu’il y a des soupçons de « séparatisme » à l’endroit d’un grand nombre de « mosquées » et que des « lieux de culte » seront contrôlés, de sorte que tous les musulmans de France peuvent se sentir directement concernés.

Or, lorsqu’une population est attaquée, on constate que les membres de cette population vont se serrer les coudes pour affronter la menace. La cohésion du groupe augmente dans de telles circonstances. Si l’objectif est de diminuer le communautarisme, il faut au contraire des actions qui vont diminuer la tendance des individus à chercher refuge dans le groupe.

C’est pourquoi il est extrêmement important de préciser comme le ministre l’a fait par la suite, que l’immense majorité des musulmans de France respectent les principes de la République et ne sont pas visés par ces actions répressives.

Une analyse approximative des enjeux

Sur le fond, la situation est également problématique car cette politique repose sur une analyse approximative d’une réalité complexe. Quels sont les éléments qui, selon les connaissances actuelles, semblent être des causes du « séparatisme » ? Les recherches scientifiques ont montré que l’un des principaux facteurs incitant les individus à se regrouper avec d’autres membres de leur communauté pour s’engager dans des actions plus ou moins radicales, ce n’est pas le fait d’être corse, basque ou musulman, ou d’être une personne très religieuse, c’est la perception de discrimination et d’injustice.

Une enquête menée auprès de jeunes d’origine immigrée au sein de 13 pays, dont la France, a observé les modes d’acculturation de ces jeunes. Cette étude scrute la tendance des uns et des autres à s’identifier à leur pays d’accueil, ou au contraire à se réfugier au sein de leur groupe d’origine sans vraiment chercher les contacts avec la population générale, ce qui correspond à une stratégie de séparation.

Les résultats ont montré que les jeunes qui s’estiment victimes de discriminations ont davantage tendance à adopter cette orientation de séparation. Ces données concernent une grande variété de cultures et de religions et ne peuvent être considérées comme typiques de la culture musulmane. Les résultats montrent aussi, confirmant les recherches antérieures, que les jeunes qui présentent le moins de problèmes d’adaptation sont ceux qui s’identifient à la fois à leur groupe d’origine et à la communauté nationale où ils résident. Par conséquent, les recherches actuelles suggèrent qu’une politique visant à empêcher le développement de liens avec le groupe d’origine n’est pas nécessairement appropriée.

On sait aussi que le sentiment de discrimination semble bien être une cause, et non une conséquence ou un épiphénomène sans importance. Ainsi, dans l’expérience menée par une équipe internationale à Paris, lorsque de jeunes Français d’origine marocaine apprennent qu’ils sont exclus et rejetés par les autres Français, la conséquence directe est une baisse de leur identification à la France et une augmentation de leur identification aux personnes d’origine marocaine, ce qui constitue une définition du « séparatisme ».

Autrement dit, les discriminations sont bien souvent à l’origine du séparatisme. Or, selon le rapport 2020 du Défenseur des Droits, elles « demeurent massives en France ».

Comment expliquer que le projet du ministre Gérald Darmanin ne contienne pas de mesures pour lutter contre les discriminations ? Depuis les années 2000, de nombreuses recherches à travers le monde ont montré que le repli communautaire s’observe lorsque les membres d’un groupe stigmatisé, qu’il s’agisse des minorités ethniques ou raciales aux États-Unis ou des musulmans en Europe, sont victimes de discrimination ou d’exclusion.

Le journaliste Jean‑Jérôme Bertolus, qui reçoit Aurore Bergé, présidente déléguée du groupe LREM à l’Assemblée nationale, le 6 décembre sur franceinfo pose la question : face à cette déclaration du ministre concernant le contrôle de 76 mosquées « n’y a-t-il pas un petit risque qu’effectivement les musulmans en France se sentent stigmatisés ? » Pour Aurore Bergé, le risque « ce serait de confondre musulmans et islamistes ».

Pour le gouvernement, il n’y a guère de problème étant donné que la loi s’attaque aux islamistes et non aux musulmans. Pourtant, les commentaires de certains musulmans en France, recueillis ici ou , montrent une tout autre perception.

Stigmatisation

Pourquoi est-il important pour le gouvernement de ne pas donner l’impression de mener une attaque contre les musulmans ? Parce que la stigmatisation due au fait d’avoir le sentiment d’être pris pour un malfaiteur sinon un terroriste en raison de son origine ou de son apparence et les sentiments d’injustice qui peuvent l’accompagner sont des facteurs de radicalisation au sein de groupes fondamentalistes.

Contrairement à l’idée selon laquelle la privation économique absolue, le chômage ou la pauvreté poussent vers l’extrémisme, de nombreuses recherches ont montré que c’est plutôt une question de privation relative impliquant des processus de comparaison sociale.

Les individus se comparent les uns aux autres et évaluent leur situation de cette manière. Les comparaisons faisant apparaître que le groupe auquel on appartient est moins bien traité qu’un autre peuvent générer d’intenses sentiments d’injustice, de colère ou d’indignation qui sont des facteurs importants pour comprendre la radicalisation.

Une publication récente rapporte ainsi qu’au sein de 7 échantillons distincts de musulmans issus de différents pays, ceux nés en Occident (pour qui les comparaisons avec les Occidentaux sont plus saillantes) éprouvent davantage de sentiments d’injustice collective que les musulmans nés ailleurs.

Les résultats montrent ensuite que ces sentiments poussent les individus à endosser des idéologies radicales et violentes, ce qui est cohérent avec le fait que bon nombre d’attaques islamistes en Europe et aux États-Unis impliquaient des jeunes qui sont nés et ont grandi en Occident.

En somme, ces recherches suggèrent que l’action politique en cours ne s’attaque pas aux causes du séparatisme et de la radicalisation. De plus, dans la mesure où ce projet politique est perçu comme ciblant non pas des terroristes mais des musulmans ordinaires, il pourrait aggraver la situation.

Divisions sur la laïcité

Après de nombreuses déclarations sur le « séparatisme », le mot ne figure finalement pas dans le projet de loi « confortant les principes républicains » présenté en Conseil des ministres le 9 décembre.

Il est désormais question de renforcement de la laïcité et des valeurs républicaines. Or il existe des divisions à ce sujet qui sont occultées par les responsables politiques.

Ainsi, une tribune « pour une laïcité pleine et entière » publiée le 25 octobre dernier et signée par 48 personnalités dont Élisabeth Badinter, l’avocat de Charlie Hebdo, Richard Malka et la journaliste Caroline Fourest, s’attaque à l’Observatoire de la laïcité. Dirigé par l’ancien ministre socialiste Jean‑Louis Bianco, cet organisme, pourtant précisément chargé de défendre la laïcité, est aussi dans le viseur du gouvernement.

Les recherches en psychologie sociale ont repéré ce clivage, et montré qu’il existe désormais en France deux conceptions distinctes de la laïcité, conceptions qu’il est possible de mesurer et de quantifier.

La laïcité historique d’État, axée sur des principes d’égalité et de liberté, défendue par l’Observatoire de la laïcité, se distingue d’une nouvelle laïcité d’interdiction, axée sur la volonté de reléguer à la sphère privée les manifestations d’appartenance religieuse.

La loi de 2004 interdisant aux élèves de l’école publique de porter des signes religieux ostentatoires incarne cette nouvelle laïcité d’interdiction alors que la loi de 1905 sur la liberté de conscience caractérise davantage la laïcité d’inclusion portée par l’Observatoire de la laïcité.

Richard Malka, un signataire de la tribune contre Jean‑Louis Bianco, était l’un des avocats de la crèche Baby Loup qui a licencié une de ses salariées parce qu’elle portait le voile. Licenciement qui, du point de vue de juristes ayant analysé cette affaire, constitue une bonne illustration de l’avènement de la nouvelle laïcité.

Dans La laïcité falsifiée, paru en 2012, l’historien et sociologue Jean Baubérot a montré comment la loi de 2004 avait contribué à créer une nouvelle laïcité, distincte du sens donné à la laïcité par la loi de 1905, et même en contradiction avec elle.

Il a aussi expliqué comment ce développement a permis à l’extrême droite en France, historiquement hostile à l’égard de la laïcité, de s’engouffrer dans la brèche pour devenir un ardent défenseur de la « laïcité républicaine ». Or, des recherches récentes ont confirmé la thèse de Baubérot : cette nouvelle laïcité d’interdiction est en fait anti-républicaine puisqu’elle participe de la banalisation des préjugés racistes et des comportements discriminatoires.

Des études publiées dans des revues scientifiques internationales et utilisant diverses méthodologies montrent que plus les Français sont favorables à cette nouvelle laïcité d’interdiction, plus ils expriment des préjugés anti-immigrés et anti-musulmans.

Renouer avec la laïcité historique

Faut-il en conclure que la laïcité française constitue une politique délétère qui stigmatise les musulmans ? Les recherches en psychologie sociale répondent à cette question par la négative.

Car les résultats sont tout aussi clairs pour montrer que l’adhésion aux principes de la citoyenneté républicaine et de la laïcité d’inclusion est un facteur majeur de réduction des préjugés racistes et des discriminations et même d’amélioration du bien-être psychologique de la population française dans son ensemble.

Cela signifie qu’une politique de prévention en matière de séparatisme et de terrorisme doit de toute urgence renouer avec la laïcité historique qui conjugue liberté, égalité et fraternité, que la laïcité définie de manière inclusive peut constituer un atout majeur pour lutter contre le séparatisme et diminuer l’attrait des idéologies radicales.

Comme l’a écrit Jean‑Louis Bianco dans La France est-elle laïque ? : « la laïcité, c’est d’abord une liberté, une conquête de la liberté. Il faut le rappeler avec force à une époque où on assimile trop souvent la laïcité à l’interdiction ».

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