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Une équipe de travail réunie autour d'une table. la photographie est floue.
Gare au trop plein de normes ! Le flou n'est pas l'ennemi de l'efficacité au travail. GaudiLab//Shuttterstock

Managers, n’ayez plus peur du flou !

Le sociologue des organisations François Dupuy est décédé le lundi 11 mars dernier. Il est connu pour ses travaux sur les errements du management des entreprises et notamment pour sa trilogie inaugurée avec Lost in management. Peu de temps avant son décès, il nous avait soumis cet article rédigé avec Eric-Jean Garcia. Nous le publions aujourd’hui.


« Quand c’est flou, c’est qu’il y a un loup » dit un jour une candidate à la présidentielle dans un débat politique. Depuis longtemps déjà, les organisations détestent ce qui n’est pas « normé » pour employer un terme générique. La prolifération de normes, de procédures et de règles de fonctionnement est en effet censée assurer la qualité des produits et services proposés. L’objectif ultime affiché de cette multiplication est de garantir l’efficience et l’efficacité des organisations ainsi que le bien-être des acteurs impliqués dans la production. Rien n’est moins sûr et il se pourrait bien que les promoteurs de la norme finissent par obtenir un résultat inverse à celui qu’ils visaient.

Si un minimum de directives et de protocoles prescriptifs est indispensable à la qualité et à la sécurité, un moment arrive où l’accumulation génère des dysfonctionnements plus ou moins graves, pouvant aller jusqu’à l’accident. À l’origine de ces désordres (presque) involontaires, on trouve un raisonnement panoptique comparable à celui du Léviathan de Thomas Hobbes, au sens où ce dernier était persuadé que l’ordre et la stabilité requièrent une obéissance intégrale à un système normatif central. Cela a pour effet une rationalisation et une volonté de contrôle d’un maximum de variables. Un tel raisonnement s’avère parfaitement compatible avec la logique taylorienne toujours dominante. Ce mode de pensée conçoit des systèmes de gestion du travail axés sur la standardisation des tâches et la division du travail de manière séquencée et séquentielle, dans le but de maximiser la productivité du travail. Cette approche perdure notamment grâce à une volonté affirmée d’édicter des règles supposées « scientifiques ».

Logique confortable pour les dirigeants

Une telle logique peut sembler confortable pour de nombreux dirigeants tant et si bien que toutes sortes d’exigences prescriptives prolifèrent en toute liberté, jusqu’à devenir problématiques pour les acteurs et contreproductives pour l’organisation. On peut alors parler de normobésité.

Ce néologisme désigne un mode de pensée catégorique, cherchant à réduire les très nombreuses incertitudes inhérentes à la vie sociale organisée, dues notamment à la part d’imprévisibilité de tout comportement humain. Cela devient une telle obsession que toutes formes de management épousent cet objectif prioritaire et se donne tous les moyens pour y parvenir.

Cette normobésité se trouvait au cœur du dernier mouvement social des agriculteurs. Ils dénonçaient une overdose de normes et de règlements appliqués à leur secteur. Au nom de la biodiversité, curer un fossé peut relever de la correctionnelle même si cela permet d’éviter une inondation. L’intelligence de l’agriculteur prévenant face aux dégâts prévisibles d’intempéries à venir doit donc passer après la norme et les directives européennes.

Ce genre de situation absurde n’est malheureusement pas exclusive au monde de l’agriculture. On peut dire qu’il s’est généralisé, et ce malgré la volonté des gouvernements de réussir un « choc de simplification ». Mais les bonnes intentions promettent souvent bien plus qu’elles ne peuvent délivrer. D’autant qu’en plus des normes officielles viennent s’ajouter les contraintes internes dont se dotent volontairement les organisations. Une telle accumulation de normes et de règles contribue à augmenter la complexité au point d’être à l’origine de véritables drames industriels comme celui du Boeing 737 Max où l’enquête a notamment révélé une approche par trop rigide et une confiance excessive dans le logiciel dit de Maneuvering Characteristics Augmentation System (MCAS)

Effets pervers tous azimuts

Si trop de normes tuent la norme, le nombre n’est pas le seul facteur en cause. Pour le dire autrement, il ne suffit pas de supprimer des normes pour obtenir un résultat efficace. La tâche est plus complexe. La pertinence du contenu des normes, leurs exigences et la façon dont elles sont rédigées doivent aussi être soumises au crible d’un examen critique serré. La surabondance de critères normatifs accroît non seulement le temps consacré à la conformité mais augmente aussi le risque de contradictions entre une multitude de dispositions légales et conventionnelles. Un contexte dont la gravité augmente à mesure que les acteurs sont confrontés à des situations dangereuses ou imprévues.

À l’arrivée, le résultat produit est l’inverse du résultat recherché : en voulant tout mettre sous contrôle, on crée des situations dans lesquelles se multiplient les angles morts pour le plus grand bénéfice des acteurs qui retrouvent ainsi des marges de liberté. Ce n’est en effet pas le moindre des paradoxes de constater qu’une arme dont disposent les exécutants en cas de tensions sociales consiste simplement à respecter scrupuleusement, telles qu’elles sont prévues, sans marge d’interprétation, les règles, les normes, les procédures… bref tout le « fatras bureaucratique » qu’ils sont censés appliquer. Bien que connue de tous, la réalité de la « grève du zèle » n’empêche personne d’alimenter toujours plus la normobésité.

Et les exécutants ne sont pas les seuls à bénéficier de ce « gouvernement par l’absurde ». En cas d’accident, la prolifération de normes permet aux managers et à leurs dirigeants de se retrancher derrière leurs obligations réglementaires pour mieux se dédouaner de toute responsabilité.

Accepter le flou

Pour conjurer la normobésité, il convient de faire évoluer les organisations à contre-courant de la complexité galopante du monde moderne en acceptant les vertus méconnues, voire méprisées du flou. Ici le flou n’est pas synonyme de désorganisation, ni de chaos ou de laisser-faire mais il s’oppose à la recherche de clarté absolue et son corollaire, le refus de faire le pari de l’intelligence des acteurs. Une intelligence qui ne peut s’exprimer sans marge de manœuvre pour s’adapter, coopérer et déjouer les dérives de la normobésité. Car les acteurs ne sont pas dupes et ils perçoivent justement ce trop-plein de normes pour ce qu’il est : un ensemble de signes de défiance vis-à-vis de ceux qu’elles concernent et un flagrant manque de confiance dans leur intelligence.

Bien sûr, pour atteindre un niveau optimum de vigueur et de flexibilité, un système de production requiert un nombre optimum de contraintes formelles mais aussi et surtout une relative autonomie d’action, qui n’est pas à proprement parler de l’indépendance d’action. Cette autonomie offre des marges de manœuvre aux acteurs pour réagir et innover en fonction des opportunités et des circonstances. Cette part d’initiative crée un flou salutaire qui se nourrit de la confiance octroyée aux individus. Car telle est la condition de l’acceptation du flou et de ses vertus créatives. Il n’est acceptable que dans la mesure ou les acteurs ayant à coopérer, managers comme managés, ont su créer des relations de confiance.

La confiance comme remède

Pour faire bref, cela suppose que tous acceptent d’avoir ce que les philosophes appellent un comportement éthique, c’est-à-dire renoncent à l’incertitude de ces comportements. La prévisibilité du comportement peut certes réduire le pouvoir des managers en particulier, les sociologues l’ont démontré avec Michel Crozier. Mais elle permet de sortir d’un management coercitif pour passer à un management confiant, c’est-à-dire « déraisonnable au sens rationnel du terme » qui n’implique pas d’avoir tout prévu, tout catégorisé et in fine, tout normé.

À partir de la [citation apocryphe d’Antoine de Saint Exupéry], on serait tenté de conclure par l’allégorie suivante : si tu veux construire un bateau innovant et performant, ne rassemble pas tes équipes pour leur donner l’ordre de suivre à la lettre l’intégralité des normes et des instructions expliquant comment faire, dans le moindre détail, tout en mettant en place un service qualité et un service conformité. Si tu veux construire un bateau, fais naître dans le cœur de tes équipes la volonté de respecter les règles fondamentales de conceptions navales autant que le désir de la mer grande et belle.

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