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Mathématiques électorales

Dépot d'un bulletin de vote lors des élections présidentielles de 2007 en France. Rama/Wikimedia

Les 23 avril et le 7 mai, nous allons élire le président de la République. Même si le système majoritaire à deux tours est considéré comme l’un des fondements de notre démocratie, il n’est sans doute pas inutile d’examiner ce que nous disent les mathématiques sur les différentes manières de transformer des suffrages en élu(e)(s). Nous verrons qu’il n’existe pas de système parfait. Nous constaterons aussi que le mode de scrutin influence sensiblement le résultat final. Mais le but de cet article n’est pas de vous convaincre de voter pour tel ou tel candidat. Il s’agit plutôt de réfléchir à notre système électoral.

Un peu d’histoire, d’abord. Dans la Grèce antique, Platon considérait le tirage au sort comme le mode de désignation le plus démocratique. Et pour cause : la puissance sociale des candidats rendait l’élection synonyme de gouvernement oligarchique. Il faut donc attendre 1265 et l’élection des parlementaires britanniques pour voir apparaître le scrutin majoritaire à un tour : un candidat est élu quand il a rassemblé le plus de voix sur un territoire donné. Malgré sa simplicité, un tel système ne reflète pas nécessairement l’expression de la majorité. La preuve : Hillary Clinton a devancé Donald Trump d’environ deux millions de voix, tout en perdant la présidentielle américaine.

Un scrutin peu représentatif

Si le scrutin uninominal majoritaire apparaît assez simple, il est peu représentatif : il surreprésente le parti vainqueur. De plus, selon la loi de Duverger, ce scrutin favorise le bipartisme. Un second tour permet de conclure des alliances, et donc de lisser les distorsions : les petits partis peuvent s’entendre avec d’autres pour obtenir des élus là où ils sont forts, en échange d’un report de voix ailleurs. Autrement dit, deux tours créent une bipolarisation, alors qu’un seul favorise le multipartisme. Comme l’illustrent depuis une quinzaine d’années les cas de plusieurs pays démocratiques.

Parmi les six pays recourant au scrutin majoritaire uninominal à un tour, on constate que seuls 2,7 candidats en moyenne obtiennent au moins 5 % des suffrages, et qu’à l’exception des deux premiers candidats, tous les autres rassemblent en moyenne 12,1 % des voix. En revanche, parmi les 39 pays qui usent du scrutin majoritaire uninominal à deux tours, 3,8 candidats obtiennent en moyenne au moins 5 % des suffrages, et les autres, à l’exception des deux candidats arrivés en tête, rassemblent 28,4 % des suffrages. D’où cet autre constat : les scrutins majoritaires à deux tours incitent à l’émiettement politique lors du vote.

Les résultats du premier tour de l’élection présidentielle de 2002, en France, illustrent parfaitement ce phénomène. Pour rappel, s’affrontaient alors au départ seize candidats. Mais après que les électeurs aient éparpillé leurs voix, seuls sept candidats ont passé le seuil des 5 % des suffrages exprimés, aucun n’atteignant le seuil des 20 %. Et les élections législatives qui ont suivi ont en partie confirmé cette tendance à l’éparpillement des voix.

Pour être complet, il nous faut mentionner quelques systèmes particuliers qui ont été abandonnés. Par exemple jusqu’en 1900, la Suisse avait un scrutin majoritaire uninominal à trois tours. Ou encore, jusqu’en 1996, chaque parti politique pouvait présenter autant de candidats qu’il le voulait en Uruguay : était alors élu celui qui avait obtenu le plus de voix, parmi les candidats du parti ayant lui-même le plus de voix.

Une alternative : le vote préférentiel

À l’évidence, les systèmes majoritaires ne permettent pas toujours d’élire le candidat préféré par une majorité. D’où l’alternative, classique, du vote préférentiel : il s’agit de classer les candidats par ordre de préférence. On retrouve là une idée chère au philosophe Jérémy Bentham : « le plus grand bonheur au plus grand nombre ».

Jeremy Bentham by Henry William Pickersgill. National Portrait Gallery

Lors du dépouillement du vote préférentiel, si un candidat a obtenu la majorité absolue, il est élu. À l’inverse, celui qui a recueilli le moins de voix est éliminé, et ses suffrages sont répartis selon les seconds choix de ses électeurs. Le processus est répété jusqu’à ce qu’un candidat obtienne la majorité absolue. Et in fine, les électeurs votent pour une liste qu’ils établissent eux-mêmes, bien qu’un seul candidat soit déclaré vainqueur. Une telle mode de scrutin est utilisée en Irlande pour l’élection présidentielle. On le retrouve aussi en France pour les élections municipales, dans les communes de moins de 3 500 habitants.

Ce type de scrutin favorise les petits partis : les électeurs sont moins réticents à voter pour des « petits » candidats, se réservant la possibilité d’un vote « utile » en seconde position dans leurs préférences. Mais d’un autre côté, il pousse aux alliances politiques. Deux partis peuvent en effet présenter chacun un candidat, tout en donnant pour consigne de vote de placer le candidat de l’autre en deuxième choix. Et par ailleurs, un parti divisé en plusieurs tendances peut présenter plusieurs candidats à une élection. Mais venons-en aux mathématiques…

Existe-t-il un moyen d’agréger les préférences individuelles de façon cohérente ? Autrement dit, en préservant l’ordre de préférence majoritaire. Dès 1785, le marquis de Condorcet a estimé qu’il n’y avait pas de système électoral simple capable de conserver l’ordre de préférence majoritaire. Un résultat généralisé en 1951 par l’Américain Kenneth Arrow, prix Nobel d’économie en 1972.

Kenneth Arrow Stanford University. Linda A. Cicero/Stanford News Service -- Stanford News Service

Prenons un exemple. Imaginons trois candidats, que nous nommerons A, B et C, et neuf votants. Deux d’entre eux classent A> B > C. Trois votants font le choix de B > C > A. Enfin 4 ont pour préférences C > A > B. Au bilan, une majorité des votants préfère A à B (6 à 3), une autre fait le choix de B devant C (5 à 4), et une dernière place C avant A (7 à 2). On dit ici qu’il n’y a pas de vainqueur de Condorcet. En clair, il n’y a pas de candidat qui, face à n’importe quel autre, est préféré par une majorité d’électeurs. Mais il y a pire encore…

En 1973, aux États-Unis, le philosophe Allan Gibbard et l’économiste Mark Satterthwaite ont montré que quelque soit le scrutin préférentiel, dès qu’il y a au moins trois options, on peut trouver une situation dans laquelle certains électeurs ont intérêt à voter pour un choix qui ne reflète pas leur opinion véritable. Ils pourraient donc parfois voter de manière stratégique, et non par conviction, le résultat du scrutin étant alors meilleur qu’un suffrage sincère.

La théorie de l’électeur médian

Passons maintenant aux points positifs des résultats mathématiques. En 1958, l’économiste écossais Duncan Black a mis au point une théorie dite de l’électeur médian. Il montre que si l’échiquier politique est un axe gradué – ce que l’on interprète généralement comme un positionnement politique du « plus à gauche » vers le « plus à droite » – alors il y a toujours un vainqueur de Condorcet. Le choix collectif est celui exprimé par l’électeur médian, c’est-à-dire l’individu dont le pic de préférence sépare la population en deux. La moitié moins un des votants a un pic plus à gauche, et l’autre moitié moins un, un pic plus à droite.

Le problème avec cette théorie, et avec la modélisation par échiquier politique en général, c’est que l’on considère le positionnement politique des candidats comme la seule qualité intéressant les électeurs. Or, à positionnement politique égal, les qualités de certains candidats sont probablement « meilleures » ou « moins bonnes » que celles de leurs adversaires. Un modèle plus fin consiste donc à associer à chaque candidat une « valeur intrinsèque » et ainsi les classer par score décroissant. Et dans ce cas, comme l’a montré l’économiste KWS Roberts en 1977, il y a encore un vainqueur de Condorcet.

On pourrait citer bien d’autres travaux sur la théorie du vote et sur la robustesse à la manipulation ou à la présence de petits candidats. On pourrait aussi faire état des nombreuses expériences citoyennes, notamment l’installation de bureaux de vote parallèles pour tester de nouvelles formes de choix politiques. L’espace des commentaires ci-dessous peut aussi se transformer en lieux de débat sur des propositions ou des informations complémentaires. La politique, pensée par les théoriciens ou vécue par les élus, peut beaucoup apprendre des mathématiques. Et si les citoyens se familiarisent avec les concepts du vote, le débat politique ne peut qu’en être profondément enrichi.

Pour aller plus loin : un article sur le site images des mathématiques, et un autre sur le blog de David Louarpe.

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